Les protecteurs
Extrait d’un enseignement de Lama Shérab Namdreul
Hayagriva
On rencontre parfois des moments périlleux, des situations particulièrement conflictuelles qui entraînent des émotions fortes, comme la colère ou le rejet et qui déclenche des maturations karmiques pouvant se conclure par de la haine ou de l’obsession etc. Il se passe comme un précipité dans l’alchimie de notre conscience, comme une cristallisation lourde qui nous plonge dans un abîme émotionnel. Pour un pratiquant spirituel et plus particulièrement un pratiquant du Vajrayana, ces moments-là sont fréquemment causes d’endommagement ou de rupture des samayas. Il est indispensable que le pratiquant ait le réflexe de faire appel à un protecteur et d’établir une relation étroite avec lui.
On n’est pas toujours conscient qu’il est possible d’être submergé par des perturbations fortes. Tant que tout va bien avec le Lama et avec le Dharma, on ne s’imagine pas qu’il soit possible qu’un jour, on puisse être déçu ou être pris par la colère ou la suspicion. J’ai pu constater que ces émotions procèdent souvent d’affects, comme la fascination, l’idéalisation voire la mystification, (cf. Précession) qui dénotent souvent un manque d’indépendance et un surcroît d’attentes. La spiritualité draine de nombreuses compensations existentielles et affectives. Les décompensations sont parfois brutales quand on s’est laissé aller dans l’indolence et que l’on prenait celle-ci comme un état de grâce. Certains se réveillent de leur illusion avec des réactions violentes, se refusant d'admettre s’être dupé eux-mêmes. Tous ces affects provoquent des contrariétés et des tourments qui vont devenir autant d’obstacles à notre pratique et à notre lucidité. Aussi, après s’être engagé dans la voie du tantra et avoir reçu des transmissions auprès de Lamas, il est bien de demander l’initiation d’un protecteur auprès de son Lama, si ce n’est pas le Lama qui nous y invite.
Le protecteur est un des objets de refuge, le troisième « racine » après le Lama racine et le Yidam racine. Les plus connus d’entre eux sont les Mahakalas Tchadroukpa, Vajrakylaya, Yamanthaka, Bernaktchèn. On les représente sous un aspect courroucé à l’image de leur activité. Le terme tibétain « drakpa », qui définit cette activité, est parfois traduit par violent. Je préfère l’idée d’abrupte et cru. La profondeur contemplative que suscite la pratique d’un protecteur nous conduit à prendre contact avec des zones obscures de notre être. Ce sont des approches crues, abruptes et sans complaisance, en direct à la clarté vide de notre être. Le protecteur ne nous protège pas dans le sens d’une maman qui protège ses petits. Le protecteur nous protège avant tout de nous-même. Le véritable danger est notre propre illusion. Ce qui fait qu’on est un danger pour nous-même.
Je cite souvent l’exemple de Birouapa. À l’âge de 70 ans, il eut une série de rêves qu’il interpréta comme le signe qu’il n'aboutirait jamais dans la voie du Vajrayana. Dans un moment de grande déception et de colère, il jeta son mala dans les wc, mais il ne le fait pas en projetant sur l’extérieur. Il est dans l’expression directe, abrupte de son authenticité. Cette violence est le renforcement de son exigence et de son aspiration vajra et ne va pas à l’encontre de quelqu’un. Le soir même, la dakini Nairatmya - associée à Hévajra - lui apparut et lui annonça qu’il était près de devenir un mahasiddha ; elle lui demanda de récupérer son mala, de le laver dans de l’eau parfumée et de continuer sa pratique. Égrener un mala en psamoldiant des mantras dont on espère un quelconque effet magique et vibratoire n’est pas la voie de la célébration (tib. Ngagpa) du Mantrayana. Passer dix ans, vingt ans, à se « nourrir de l’énergie » des rituels, à fréquenter des centres comme on fréquente des clubs, côtoyer ses lamas « préférés », c’est la voie de la compensation et du romantisme spirituel. Un jour, on en vient à faire le reproche au Dharma et au Lama. On en viendra à dire « la méditation m’ennuie, ça ne marche pas, le Lama ne sait pas enseigner, je ne crois plus au Dharma etc. »
Il est nécessaire de s’observer très rapidement dans l’exigence de ce que doit être la voie vajra. ! On doit observer notre propension à projeter sur la pratique. C’est à ce moment-là qu’il faut se rappeler ses engagements et utiliser un protecteur. De la même manière que l’alcool peut griser l’esprit et nous faire perdre le contrôle de notre lucidité, ces moments forts de crise trouble l’esprit et nous perdons la raison. L’ignorance produit des peurs et la discrimination impute la cause de nos peurs en quelqu’un ou quelque chose, nous justifiant la colère, le rejet, l’agression etc. Cette discrimination brise nos samayas de la Vue pure vis à vis des lamas, du dharma, des frères et sœurs vajras etc.
Ces moments de crise, qui peuvent s’exprimer par des raz le bol, des découragements, des déceptions, des suspicions, sont paradoxalement l’expression de notre authenticité. Toutes les émotions, quelles qu’elles soient, sont teintées d’authenticité. Ces sursauts d’authenticité se présentent souvent en défense ou en rejet d’une situation parce que notre intégrité est en jeu. Dans ces moments où l’on se sent submergé par une émotion, où l’on serait près à jeter le bébé avec l’eau du bain en quelque sorte, il y a un moment d’authenticité. Il faut arriver à en capter l’intégrité avant d’en faire pâtir les autres avec intransigeance et des choix catégoriques. Ces moments abrupts s’accompagnent de peurs, mais si l’on s’habitue d’appréhender ces peurs comme étant de la nature de la compassion, on contactera la « protection racine » que représente le Protecteur. Les protecteurs sont représentés sous des aspects courroucés, repoussants, pour nous rappeler que cet aspect que l’on juge repoussant n’est qu’une projection de notre propre esprit, vide de toute réalité. On n’invoque pas le protecteur pour s’amadouer mais pour reconnaître la clarté aigue d’une peur.
La pratique d’un protecteur va permettre de nous rappeler à notre véritable nature. Ce n’est pas le protecteur qui est brutal, c’est l’expérience qui est abrupte parce qu’elle met en jeu la nature intègre de notre Bodhicitta. C’est bien de pouvoir modifier notre rapport aux émotions et adopter cette Vue vajra qui considère le « privilège » de ces émotions comme étant la bonté abrupte du Protecteur et la plus abrupte bonté, c’est de nous mettre face à notre propre vacuité.
L’ignorance porte en elle la luminosité de la plénitude ;
La colère porte en elle la fulgurance de l’amour ;
Le désir porte en lui la sublimation de l’aspiration ;
Chaque instant est propice à l’Éveil.
Gratitude à la nature vide du Dharmata ;
Pourba du non-né qui pourfend toute discrimination.
Utiliser des Protecteurs, c’est s’habituer à comprendre que ces moments de crise très inconfortables, et qui peuvent apparaître aussi dans le bardo, sont de la nature de la compassion. Il ne s’agit pas de les utiliser tout le temps mais de s’en rappeler au moment venu. Se rappeler nos engagements afin de ne pas nous couper l’accès à notre propre nature.
Par la pratique du protecteur, on se protège soi-même en s’évitant de couper le lien avec notre nature ultime et l’on protège également l’autre de nos projections et discriminations qui vont justifier haine, vengeance, plaintes, condamnations, sanctions…
Question : il peut y avoir des comportements ou des attitudes de pratiquants ou d’enseignants qui sont critiquables.
Réponse : Sans aucun doute. La Vue pure n’est pas une vue angélique et dénuée de discernement. La Vue pure est une vue intérieure qui s’appuie sur la compréhension et rejette la discrimination : la compréhension des mécanismes de l’illusion et des distorsions (sct. Klésha) et la discrimination qui justifie tous les excès. Quels que soient les comportements, les attitudes, les faits et gestes qui la suscitent, ce qu’on remet en cause ici c’est une réactivité qui est en désaccord avec notre nature fondamentale, notre Bodhicitta. Nous aurons beau nous convaincre d’être sincère, il est difficile d’être indemne d’une telle réactivité. C’est là qu’il faut se souvenir de nos samayas et faire appel au protecteur.