Mystère, Māyā et Cœur[1]

 

 

Émerveillement :

Il y a de quoi s’émerveiller devant toutes les manifestations comme celle de ce monde matériel, celle de ce corps biologique et celle de cette activité cognitive/conceptive que l’on nomme « esprit ». L’émerveillement vient quand on se découvre témoin dans la « simple mesure nécessaire à la connaissance »[2] de leur manifestation et, sans autre résistance, de se laisser absorber dans un sentiment d’une vacance naturelle qui ne tarde pas d’enfanter un cœur plein d’une authentique gratitude.

Je pense qu’on a tous vécu cet instant, ne serait-ce qu’une seule fois, ne serait-ce qu’une brèche dans le tumulte de nos élaborations mentales et de nos distorsions émotionnelles. Une tranche d’espace dans un laps d’éternité sous l’effet d’une surprise.

Cet émerveillement dans cette co-émergence de Manifestation/Vacance/Gratitude est la marque de ce que j’entends par Mystère.

 

Mystère :

Ce Mystère se présente quand se dissipe le voile aux connaissables (sct. jñeyā-varaṇa, tib. shé djaï drib) dès lors qu’il y a "cessation d’imputation" (sct. nirvikalpa). La Vue sahaja résume le processus en trois co-émergences :

« Apparence et vide co-émergent.

Connaissance et vide co-émergent.

Au contact d’apparence et connaissance,

Toute expérience est félicité/vide. »

Ce Mystère n’est pas de ceux dont il faudrait résoudre le secret. Ce Mystère n’est pas un secret et il ne donne donc pas de réponses aux questions que suscite la soif et sa peur de l’absence de réalité. C’est la Loi même qui transparaît dans toutes les manifestations sans qu’elle se montre. C’est le déploiement de la relativité pleinière (sct. dharmadhatu) nature impénétrable qui n’a jamais été et ne sera jamais réduite à une réalité. Alors que certains scientifiques espèrent toujours trouver une essence réelle et insécable dans la matière et qu’à l’inverse certains mystiques envisagent une transcendance leur permettant d’accéder à des Mondes supérieurs ou de leur faire rencontrer réellement un Ange, un Dieu ou un Bouddha.

 

Le Mystère de la manifestation de notre monde matériel se nomme « Māyā ».

Le Mystère de la manifestation de notre corps biologique se nomme « Māyākāyā ».

Le Mystère de la manifestation de notre activité cognitive/conceptive se nomme « Trikaya ».

 

Māyā :

La Māyā est un concept emprunté au Vishnouisme pour désigner la manifestation du monde matériel dont le spectacle, généralement qualifié de « magique », est à la disposition de tous les humains. Contrairement à tous les autres types de renaissance dont leur sphère d’expérience est d’ordre uniquement psychique, la naissance incarnée animale est la seule pouvant appréhender en conscience un monde matériel.

Pour s’en tenir à notre condition humaine, notre corps de chair animé de souffles permet qu’une activité cognitive/conceptive, que l’on nomme esprit, puisse appréhender ce monde matériel. Par contre, ce monde matériel n’a pas de réalité intrinsèque, ce qui ne veut pas dire qu’il soit illusoire. Cette manifestation n'est pas une illusion et n'est ni réelle ni illusoire, elle est "magiquement" et merveilleusement relative et transitoire. Māyā désigne ce mystère merveilleux de notre monde qui se manifeste parce qu’il est justement vide de réalité. Traditionnellement, il est dit que sa manifestation est l’expression d’une interaction de cinq Élémentsgénésiaques[3].

Ce serait plus approprié de traduire Māyā par épiphanie, au sens grec antérieur au christianisme, qui signifie « manifestation » ou « apparition » du grec phaínō, « se manifester, apparaître, être évident ». On retrouve l'idée de phanie également dans "phénomène" en ce qui concerne la manifestation cognitive. Également sur la base étymologique du grec phaínō, on trouve le concept "phantasme" c'est-à-dire l'illusion d'imputer au phénomène une altérité objective. Le phénomène n'est ni illusoire ni réelle, il est apparence imagée, relative et évidente et on réalise sa nature quand il y a "cessation d'imputation" (sct. nir-vikalpa). Le phantasme lui-même n'est ni illusoire ni réelle, il est apparence imagée, relative et évidente mais il participe d’un imaginaire erroné dû à l’imputation qui s’insinue dans les rouages de l’activité des cinq agrégats.

Du fait de l’illusion afflictive que provoquent l’ignorance, la soif discriminative et nos saisies imputatives (sct. vikalpa, tib. nam tok), notre esprit est obstrué, empêché, et ne peut donc pas percevoir la Māyā  avec le discernement de la Prajñā. L’illusion afflictive produit alors des distorsions émotionnelles (sct. klésha) dont leurs souillures[4] se distillent dans toute l’activité karmique des cinq processus cognitifs (sct. skandha) de l’esprit.

On peut résumer toutes nos illusions en trois :

1) L’illusion d’imputer une réalité à toutes manifestations alors qu’elles sont le déploiement d’une relativité non-né, causale et incessante.

2) L’illusion d’imputer des "caractéristiques intrinsèques"[5] (sct. lākṣaṇa) aux phénomènes alors que leurs aspects (nam) sont contextuels, dépendant de causes et circonstances.

3) L’illusion d’imputer une permanence aux phénomènes distincts alors qu’il s’agit d’un flux phénoménal imagé, relatif et manifeste.

Quand l’esprit est délivré (sct. vimukti) des voiles de l’ignorance, de la soif discriminative et de la saisie imputative, le monde est alors perçu comme vide de toute réalité, ce qui veut dire qu’il est perçu dans le déploiement d’une relativité pleinière (sct. dharmadhatu) manifeste, transitoire et causale, sans naissance ni cessation.

 

Cœur :

Parmi les nombreuses méditations qui ont pour bienfait de nous mettre en contact à la nature du Cœur, celles du « Sougatagarbha », du « Tathāgatagarbha », de « Tong Lèn » (voir également "Lo Dong en la Vue sahaja") sont des préalables qui génèrent des vertus comme la sincérité et la bonne volonté. En s’absorbant dans ces sentiments cela va faciliter l’effort de concentration et finalement l’enstase (sct. dhyana, tib. sam tèn). Arrivées à leur terme, ces trois méditations vont être largement suffisantes pour aborder la pratique de « Claire/lumière » et contacter ce « cœur du cœur du cœur » ce tréfonds de la Base Toute (sct. alaya) qui se distingue par sa nature insondable de tous connaissables[6].

Cette Base Toute est la "clef des Champs" en toutes les Terres de Bodhisattvas. En particulier, en cette existence humaine devenue précieuse, c’est la clef qui ouvre les arcanes de Māyā.

L’émerveillement devant le déploiement de la relativité pleinière ne nous révèlera pas de secret, parce que nous aurons fait le nécessaire pour admettre l’absence de réalité et le Mystère qui l’accompagne.

 

Méditer le « Sougatagarbha » : quand on ne se pensent pas particulièrement irréprochables et que l’on n’est plus à l’affût des défauts d’autrui.

Contacter la Bienfaisance innée du Cœur.

 

Méditer le « Tathāgatagarbha » : quand une intuition nous invite à explorer notre cœur.

Passer du latent au patent pour « en venir à l’évidence ».

 

Méditer « Tong Lèn » : quand on admet (lèn) notre impuissance devant le mal-être des êtres, survient au Cœur la Vue de l’illusion qui cause ce mal-être. De ce Cœur, la sagesse de cette illusion partage (tong) la puissance d’une libération.

Rendre au Cœur Éveillé (sct. bodhihṛdaya, tib. djang tchoub nying po) le pouvoir de partager et permettre aux êtres de se libérer de l’illusion qui cause la mal-être (sct. doukkha).

 

Méditer la « Claire/lumière[7] » : quand le trimandala[8] s’avère co-émergent au vide d’entité tous les paradoxes se dissolvent sous l’évidence.

Au Cœur siège l’union souffle/esprit (sct. prāṇa/citta). Qu’il y ait vision elle s’avère clarté/vide (tib. sel tong). Qu’il y ait non-vison elle s’avère cognition/vide (tib. rik tong). Qu’il y ait jouissance[9] elle s’avère félicité/vide (tib. tong). La Claire/lumière est le Corps de co-émergence (sct. sahajakāya) du trikāya.

Par “claire” il faut entendre la part visible que l’on désigne par “phénomène” et qui renvoie à l'aptitude conceptive de l’esprit à faire "apparence", une aptitude "phanique". Par “lumière” il faut entendre la part invisible que l’on désigne par “esprit”.

On ne trouvera pas quelque chose comme étant l’esprit et cependant on ne peut nier l’évidence de savoir et se savoir savoir. L’esprit se dérobe au profit de l’apparence phénoménale, le “penser” se retire au profit du “pensé”... À peine est-il pensé que le phénomène a déjà emboîter le pas sur l’activité mentale aussi transitoire qu’un fleuve. C’est le sens de “dynamique” (tib. tsel). Alors que l’on vient de pensé une vague aucune vague ne s’est arrêtée pour te laisser la connaître. La nature transitoire de toute manifestation est une fluctuation de Claire/lumière.

Si quelque chose comme étant l’esprit s’affirmerait comme tel, ce serait la fin de toute l’activité cognitive/conceptive. De la même manière, si quelque chose comme étant un océan s’affirmerait comme tel, ce serait la fin du mouvement océanique lui-même. Si quelque chose s’affirmerait comme réel, ce serait la fin de toute relativité. Aucun néant ne pourra mettre fin à l’immuable nature transitoire du monde et des êtres.

Chaque yoga a son moment privilégié pour sa pratique. Le moment privilégié pour la pratique du yoga de Claire Lumière est l’approche du sommeil qui, comme le dit Alfred Jarry, est le singe de la mort[10]. Avis aux paresseux....

 



[1] Hṛdaya (hridaya), terme sanscrit composé des syllabes « hri » qui signifie « donner », « da » qui signifie «prendre» et « ya » de l'igname, qui signifie « équilibre ».

[2] Allusion à la formule récurrente utilisée dans le « Grand soutra sur l’établissement de l’attention » (sct. Maha Satipaṭṭhāna sutta).

[3] Éléments Terre, Eau, Feu, Air, Espace.

[4] Ces souillures sont classées en quatre domaines d'influence : celui du désir qui se retrouve assujetti à la soif ; celui de notre devenir existentiel se réduit à une fluctuation duelle de satisfaction/insatisfaction ; celui de l’ignorance qui fait qu’elle est ignorée ; et celui de la Vue qui ne profite pas des cinq Intelligences de l’esprit.

[5] Pour être au plus proche du tibétain Tsèn nyi, je traduis par « caractérité ».

[6] Connaissable (sct. jñeyā, tib. shé djaï) : potentiellement « intelligible à l’esprit » signifiant ici « phénoménalisé », mis en lumière.

[7] En sanscrit Bhasvara : Bhas : devenu évident et vara : ce qui fait.

[8] En tibétain "kyil k’or soum". C’est la triade cognitive/conceptive : objet/esprit/sujet. Bien qu’une efficience s’avère spécifique à chacun, leur absence de réalité intrinsèque fait que leur efficience a pour cause leur interdépendance.

[9] En sanscrit Sambhoga (tib. long tcheu) au sens de « faire usage d’une propriété » c’est-à-dire des aptitudes

[10] Dans "L'Amour absolu", d'Alfred Jarry, Emmanuel Dieu se sert du sommeil comme d'éternité provisoire.