Sugatagarbha

La méditation du cœur

commentaire et pratique de Lama Shérab Namdreul

 

Cette méditation du sugatagarbha est intégrée, sous une forme abrégée, à la praique de Lo Djong et Sahaja

 

Bienfaisance et sugatagarbha

 

Cette pratique est destinée à ceux qui ne se pensent pas particulièrement irréprochables et qui ne sont pas à l’affût des défauts des autres. Je livre ici une approche personnelle qui me fut inspirée et très appropriée durant l’année de retraite Lièvre Fer 2011-2012. À l’époque, je l’avais nommé la « pratique du cœur » et s’accompagnait du poème « la sincérité du cœur ». Elle reste pour moi une méditation que j’affectionne beaucoup et dont je me suis essayé à commenter le sens qu'elle implique.

 

1) Bienfaisance

1. Esprit et science

L’esprit (sct. citta, tib. sèm) est bodhi (éveil) et d’être bouddha (éveillé) ne concerne que l’esprit. Autrement dit « il n’est pas de bodhi en dehors de l’esprit » de même « il n’est pas de bouddha ni de kāruṇya (empathie) ni de śakti (capacité) ni de sugata[1] en dehors de l’esprit ». Il n’est donc pas d’autre refuge que son propre esprit[2].

Le terme "esprit" désigne la faculté cognitive qui est régie par cinq processus que l’on nomme agrégats (sct. skandha). Cette faculté étant vide de nature propre, elle est un continuum cognitif (tib. shé gyu) non-né, non-cessant et transitoire. Cette faculté cognitive est "science omni-fonctionnelle" (sct. sarva jñāna, tib. kun shé) c’est-à-dire disponible et adaptable à tous (sct. sarva) les connaissables[3] avec lesquelles surviennent les con-sciences.

Cette "science" primordiale (sct. jñāna, tib. yé shé) est immaculée (sct. amala) et intègre à l’absence de nature propre, de sorte, qu’il y ait ignorance, soif ou saisie, cela n’a aucune incidence sur sa logique qui est d’être science. Ainsi, qu’il y ait des facteurs perturbateurs ou pas, que les phénomènes soient souillés de nos imputations ou pas, tout cela reste vide de nature propre au regard de la science qui, tel un miroir[4], ne préjugeant pas de la forme, la laisse[5] informer le discernement [6] de son opportunité[7] au déploiement de la relativité pleinière [8] de forme et du vide.

Quand l'esprit et ses consciences sont conditionnés par l'ignorance, la soif et la saisie, la bodhicitta intègre en sa logique cognitive ce conditionnement et réagira en conséquence pour manifester à la conscience des contrariétés (sct. doukha) que nous devrons concevoir comme étant les symptômes de nos illusions et voiles. Sans ces symptômes, à juste titre désagréables, nous ne pourrions pas envisager que nous sommes dans l'ignorance et que nous sommes assujetti à la soif et que nous réagissons constamment par des saisies imputatives et réductrices.

Ainsi, s'il se trouve une contrariété (sct. doukha) à l'idée de mort c'est que nous sommes ignorant de la nature de la mort et que nous en avons une conception erronés. De la même manière, s'il se trouve une contrariété à l'égard de la vieillesse, de la maladie ou de notre existence c'est que nous ignorons leur nature et que nous en avons une conception erronée. C'est pour cela que le bouddha Shakyamouni nous propose de constater "doukha" (cf. quatre vérités des Nobles) et de comprendre que les causes de doukha sont les trois facteurs perturbateurs : ignorance, soif et saisie. 

 

2. La santé d’esprit

Ultimement, samsara et nirvana sont vides de nature propre mais tous deux se distinguent par leur manifestation respective : doukha et soukha. Leur manifestation étant symptomatique, elle permet de diagnostiquer si la condition psychique se trouve illusionnée ou éveillée puis de mettre en place des conditions vertueuses à la lucidité.

La bodhicitta étant une co-émergence de vacuité/bienfaisance et la science étant un mode cognitif sans autre finalité ni partialité, cette co-émergence intègre sa propre médication que j’attribue à sugata au sens de « destiner (sct. gati) à l’aisance/félicité sct. soukha). En quelle que sorte, Sugata est l’ordonnance inscrite en la bodhi de l’esprit qui répond de sa justesse par la seule exécution de son mode cognitif conforme à la « bodhicitta ».

Dire « l'esprit est bodhi » est synonyme d’une science en « bonne santé » ce qui fait que la bienfaisance de sugata est de nature transcendante opérant sans partialité et sans condition, que l'esprit soit illusionné (samsara) ou désillusionné (nirvana). Ce qui rend difficile voire impossible de comprendre le parcours qu’empreinte la bienfaisance de l’esprit au risque de dire : « les voies de l’esprit sont impénétrables ». Autrement dit : le karma est tout autant injustement juste que justement injuste parce qu’il est guidé par l’insondable bienfaisance de sugata.

Ne pouvant être incohérente à elle-même et faisant partie intégrante de la nature de bodhicitta, la bienfaisance de sugata n'a jamais pu être dévoyée, ne peut pas être dévoyée et ne pourra jamais être dévoyée.

Parmi les quatre racines (Instructeur, etc.) que l’on peut prendre pour réaliser le Lama ultime nature de l’esprit, le sugata est sans doute la plus difficile, la plus délicate et insaisissable.

 

2) Sugatagarbha

La pratique de Lo Djong consiste à reconnaître la bienfaisance de "sugata" et d’en tirer les enseignements pour s’éveiller. Sugata est d’ailleurs l’une des quatre racines à considérer comme Lama racine.

La bienfaisance de sugata ne se présente pas toujours de prime abord. Elle se révèle parfois à postériori comme le soulagement après avoir crever un abcès. Il y a dans la nature de sugata cet aspect numineux qu’il ne faut pas négliger dans cette pratique du sugatagarbha au cœur. C’est en cela que cette pratique réclame toute notre sincérité et notre authenticité et nous n’imaginons pas toujours le courage dont nous sommes capable pour visiter le tréfonds de notre cœur.

 

1. Pratique

La finalité n’est pas de faire des expériences

mais de faire l’expérience de notre esprit.

Cette pratique peut se faire à tout moment de la journée mais tout particulièrement au moment de se coucher le soir. Cette pratique peut être facile à expérimenter mais l’expérience n’est pas tout, il faut encore l’indifférencier à la sagesse de la vacuité. Quand une expérience s’élève, notre espoir-crainte a tendance à la saisir. Il faut alors rester sobre et générer la vue et la résolution juste. Avec l’habitude viendra une reconnaissance ou ne serait-ce qu’un aperçu fugace mais en tout cas la nature du sugata aura été dévoilée et l’on saura se rappeler à sa bienfaisance.

Le corps est en « posture du cadavre » allongé sur le dos, dans une pièce sombre ou très peu éclairée. Les mains sont simplement posées sur la poitrine à hauteur du chakra du cœur à l’image d’un gisant. Gardez-les yeux ouverts ou mis clos ou bien laissez à leur guise vos paupières. En tout cas ne fermez pas les yeux si c’est pour vous convaincre d’être "intérieur" parce que votre corps restera un référentiel cognitif. La dite « posture du cadavre » consiste à mettre le corps en vacance de nos identifications. En toute confiance, on laisse le corps « faire ce qu’il sait faire » c’est-à-dire « être un corps » de sorte qu’on le confie à sa propre physio-logique.

Selon notre ressenti du moment je propose quelques variantes sur la position des mains qui restent pour autant posées au cœur.

 

1) Attitude du Joyau.

Joindre les mains non pas dans une attitude de « suppliant » mais dans l’attitude de celui qui prend en main sa nature de bodhicitta faisant montre aux éveillés notre assumance d’aller quoi qu’il en coûte au cœur du cœur de notre cœur, la nature du sugata qui préside à toutes les aspirations.

 

2) Attitude du Pourba.

Les index et les pouces sont joints tandis que les autres doigts s’entrecroisent. Les mains se posent au cœur avec les deux index dressés.

L’attitude vajra du Pourba peut convenir si l’on ressent le besoin d’aller plus avant au tréfonds du cœur de bodhi (sct. hridaya bodhi) sans aucun compromis. Cette attitude intransigeante est capable de pourfendre le roudra du Dharma ce « démon » au visage d’ange et aux allures dévotes. 

L'acuité du Pourba (sct. Kila) tranche en le non-né l'illusion des trois temps (sct. trikalpa[9]) pour révéler l'instantanéité des Trois Corps (sct. Trikaya) représentés par les trois faces du pourba.

En allant droit au cœur, cette attitude est particulièrement efficace pour dissiper en cette vie-même les lourds voiles du trikalpa et obtenir les six non-craintes[10].

 

Pourba

 

2. Conscience sensitive

L’idée majeure est de rester détendu et naturel et ne rien simuler. Pour cela, on détend l’esprit en restant sans espoir/crainte. On laisse au corps le soin de respirer sans intervenir et on développe une conscience sensitive vigilante de la respiration tout en prenant le cœur comme notre objet de concentration de sorte que l’on ait l’impression que la respiration vient au cœur et repart du cœur.

On reste vigilant et si vient une distraction mentale on rappelle (sct. smriti, tib. drèn-pa) l’objet de notre méditation à l’esprit sans rien brusquer.

 

3. Conscience évocatrice

On développe une attitude de sincérité. On évoque le sentiment qu’à cet endroit du cœur se trouve toute la sincérité la plus intime de nous-même, cette sincérité de notre être fondamentale au-delà de toute stratégie, au-delà de toutes les peurs, au-delà de toute imputation. On génère une forte résolution (sct. samkalpa) de contacter cette pure sincérité d’esprit quoi qu’il en coûte. On évoque que c’est l’endroit même où se dévoilent tous les subterfuges de notre égocentrisme et que l’on s’approche de plus en plus près de notre sincérité naturelle qui ne demande qu’à émerger du cœur.

 

4. Conjonction

La concentration consiste maintenant à conjoindre (tib. zoung djouk) notre sensitivité et l’évocation : sensitivité à la respiration au cœur et l’évocation du cœur comme étant le siège de la sincérité fondamentale. La conjonction sensitivité / évocation permet à l’esprit de pénétrer progressivement et plus subtilement au centre du centre du cœur.

On n’arrive pas à cette conjonction avec « nos gros sabots » si j’ose dire. Elle conjugue toute la pudeur du souffle de l’âme et toute la rigueur de l’esprit.

La conscience sensitive à la respiration permet de cibler ces zones subtiles que l’on nomme « chakra » en sanscrit. La conscience évocatrice permet de susciter l’aptitude correspondante au chakra que l’on vise. Quand la sensitivité et l’évocation se conjugue par la concentration, ce sont les souffles subtiles qui prennent le relais. À ce moment-là, il faut avoir acquis au préalable une bonne conception intellectuelle grâce à notre pratique de Lo Djong pour ne pas être débordé par un imaginaire instable. Notre Vue juste va permettre à l’Intellect de passer en mode « intuition », contemplatif.

 

5. Conscience contemplative

Le chakra-cœur est le siège de nos peurs, de nos fuites et de nos contentieux que l’on recouvre d’une épaisse chape d’opacité, de déni et de compromis. C’est justement pour cette raison que ce chakra-cœur est le centre privilégié d’une lucidité rédemptrice qui ne se dérobe pas et ne laisse rien passer à l’oubliette. Le karma ne retient rien de nos actes mais ne les efface pas pour autant de notre mémoire. Le karma n’est pas dupe et s’en tient à ce que l’on pense de nos actes. Toutes les fautes et les erreurs auxquelles on fait face dans cette contemplation sont d’autant mieux assumées que l’on gagne en indulgence et en compréhension de l’autre.

Cette sincérité primordiale ne livre aucun combat, que ce soit contre soi-même ou autrui. Elle ne conçoit ni victoire ni défaite. Elle est apaisement et bienveillance.

 

6. Phase de génération

Réciter :

Le corps dans « la posture du cadavre » et les mains posées sur la chakra du cœur, je génère une forte résolution pour conjuguer les trois consciences sensitive, évocatrice et contemplation et me décide d’aller (sct. gata) au cœur du cœur de mon cœur là où il n’est plus possible de s’esquiver.

Dans l’attitude du Joyau ou du Pourba, je vais, sans l’idée d’un combat, au devant des parts d’ombre dont je fus protégé jusque-là. Il est « grand temps » (sct. mahakala) de voir pour voir, entendre pour entendre et penser pour penser.

Méditer autant que possible :

 

Chant de stimulation :

Houng ! Détenteur du Sugatagarbha / sans plus aucune équivoque possible. / Assumant le samaya-mudrā / le Roudra s’libère de ses malices. / Les huit charniers effrayants déploient / les dépouilles sublimées de nos peurs. / Ainsi les démons qu’on dit obscurs / sont les guides et témoins de la voie. / Il me faut trouver les tripes du cœur, / l’abîme numineux est mon Refuge. / Corps de nuit dans la nuit qui traverse / toutes les mémoires jusqu’à la moelle. /  Il est temps de me réconcilier / en visitant le charnier des ombres. / Avec poignard, cœur et pierre de vie, / je transperce la vacance d’un non-temps, / l’opportunité d’un abandon / préservé de l’insidieux Roudra. / D’être honnête et simple me suffit, / la seule faute étant de ne rien faire / pour déjouer l’illusion de la soif / et révéler la beauté du cœur.

 



[1] Sugata : composé de soukha et de gata (tib. dé ouar shéks pa ; བདེ་བར་གཤེགས་པ།) se traduit généralement par « s’en être allé vers la félicité » ou bien « parvenu à la félicité ». Dans un premier sens, le tibétain "shéks pa" ( གཤེགས་པ། ) est le passé, présent, futur et impératif du verbe "aller". Dans un deuxième sens  "shéks pa" renvoie à "toks pa" : རྟོགས་པ། (sct. adhigama) qui a le sens de réalisation d’un acquis par la compréhension (Cf. Thumi Gong Tèr de Dorjé Wangchuk Kartö).

[2] « Demeure donc, ô Ananda, en faisant de toi-même ton île ; demeure faisant de toi-même ton refuge et de personne d'autre. Demeure en faisant ddu Dharma ton île ; demeure en faisant du Dharma ton refuge et de rien d'autre ». Cf. Maha Parinirvana Soutra.

[3] “Potentiellement intelligible” (sct. jñeyatā, tib. shé dja)

[4] Dhyana vajra, sagesse semblable au miroir.

[5] Dhyana ratna, Intelligence d’équanimité aux phénomènes.

[6] Dhyana padma, Intelligence discernante.

[7] Dhyana Karma, Intelligence non-obstruée et toute opportune.

[8] Dhyana bouddha, Intelligence du dharmadhatou. Pour ces cinq dhyanis voir « les cinq dhyanis bouddha »

[9] Le terme sanscrit "kalpa" a deux sens. Au sens ésotérique, kalpa est “l’instant cognitif d’un attachement erroné” ou plus précisément “l’instant d’un imaginaire admis pour réel” à l’égard de l’aspect alors qu’il est de nature imagée. C’est le sens du facteur mental "vikalpa" (tib. nam tok) qui a le sens d’imputation malheureusement souvent traduit par "pensée" ou "concept". C’est à l’appui de cette conception ésotérique que le Vajrayana affirme la possibilité de s’éveiller en cette vie même.

Trikalpa : Trois kalpas qui se présentent en trois voiles d’attachement erroné : grossier (sct. sthūla), subtil (sct. sūkṣma) et très subtil (sct. prasūkṣma). Leur purification nécessite trois étapes à franchir : 1) Vaincre l'attachement erroné grossier qui obnubile la splendeur du Pur Cœur de Bodhi lorsqu'elle commence à s'exprimer. 2) Vaincre l'attachement erroné subtil qui la recouvre lorsqu'elle s'épanouit. 3) Vaincre l'attachement erroné le plus subtil qui obscurcit la splendeur de la Grande Sagesse en son plein rayonnement. (cf. Mahavairocana Abhisaṃbodhi tantra).

[10] Six non-craintes (assurances) (sct. sannirbhaya). Ce sont six stades que doit obtenir le Bodhicharya  qui permet à la Bodhicitta de s'exprimer et d'entrée dans le courant des dix Terres du Bodhisattva : 1) Non-crainte du bien 2) la non-crainte du corps 3) la non-crainte du non-soi 4) la non-crainte des dharmas 5) la non-crainte de la vacuité des dharmas 6) la non-crainte de l'égalité de nature propre de tous les dharmas.