M Les quatre préliminaires spécifiques

Extrait n° 4 du cycle Mandala Yoga

de Lama Neldjorpa Shérab

Transcription Fabienne Lenoble

 

1) Refuge et Bodhicitta

Pour les personnes qui souhaitent s'engager plus profondément dans le Dharma, la pratique du Mandala Yoga intègre dans son cursus la pratique des quatre préliminaires spécifiques au Mahamoudra.

Ces quatre préliminaires spécifiques sont : le Refuge et Bodhiccita, le mantra de cent syllabes de Dordjé Sempa, l'offrande du Mandala et le Gourou Yoga. Bien qu'ils soient des pratiques à part entière, on les appelle préliminaires dans le sens où ils sont incontournables, comme un pont qu'on doit passer avant de se retrouver sur l'autre rive d'un fleuve. Elles sont indispensables pour confirmer en l'esprit notre aspiration et obtenir la grâce de la Lignée depuis le Bouddha primordial jusqu'aux Lamas d'aujourd'hui. Ils permettent de dissiper les voiles de l'esprit et devenir un réceptacle approprié pour recevoir la transmission de la nature ultime de l'esprit. L'esprit du pratiquant est souvent comparé à un récipient destiné à recevoir le précieux nectar des enseignements. Avant toute chose, il est nécessaire de réorienter le récipient de sorte que son ouverture soit propice à la transmission. Avant de pouvoir prétendre recevoir des enseignements, il faut au préalable orienter notre aspiration, en l'occurrence l'aspiration à l'Eveil appelée la pratique du Refuge. L'aspiration est la part sublime du désir. Le désir induit le sentiment d'un manque puis celui d'un dû. L'aspiration, par contre, est habitée d'une vocation, d'un dévouement et d'une Espérance. Toutes les vertus qui vont venir à l'esprit de l'aspirant vont le remplir de souffles nouveaux et ses canaux vont en être chargés.

Ce premier préliminaire est un yoga à part entière qui conjugue la pratique du corps avec les prosternations, la pratique de la parole avec la récitation de la prière et la pratique de l'esprit avec la visualisation sans distraction des objets de notre aspiration. Cette synchronicité va permettre de purifier les canaux subtils en orientant l'esprit vers le Bouddha dans une attitude de Refuge tout en y mettant le sens, avec la récitation de la prière, et en incarnant cette attitude et ce sens de tout son corps par les prosternations physiques. Par cette synchronicité yogique, les prosternations vont participer à la purification des canaux subtils. Par la détermination de notre aspiration, une réorientation et une sorte d'" élongation " vont s'opérer. En yoga, on parle de canaux "droits". C'est la droiture et la fermeté de l'aspiration qui va permettre cette purification. L'aspiration spirituelle donne tout son sens à notre vie et c'est finalement se respecter soi-même en tant qu'humain, donner toute la valeur à notre humanité, à notre précieuse existence humaine.

Ensuite, après avoir retourné le récipient dans le bon sens, il nous faut nettoyer l'intérieur. La pratique de Dordjé Sempa, deuxième préliminaire spécifique, avec la récitation de son mantra de cent syllabes va purifier les souffles du karma qui circulent dans nos canaux subtils. C'est une pratique qui prend en charge tout le karma accumulé depuis des temps sans commencement. Il faut y mettre tout son cœur. Dorjé Sempa représente le fondement immaculé de notre nature. De ce fait, on ne "lave" pas le karma. On ne fait que retirer l'illusion qui le manifeste.

Vient ensuite l'offrande du Mandala, troisième préliminaire spécifique, qui combine deux valeurs indispensables : le sens de l'abandon et le sens de l'abondance. Le sens du don total et le sens de la beauté. Avec le Refuge, le récipient est tourné convenablement. Puis avec Dorjé Sempa, l'intérieur est nettoyé. Mais cela n'est pas encore suffisant pour devenir un réceptacle approprié. On ressort un vieux vase du placard. On le passe sous l'eau pour le laver. Maintenant, il faut lui redonner de l'éclat en le recouvrant de pierres précieuses. Quand on reçoit un ami très cher, on ne se contente pas de faire le ménage. Il reste à trouver la "petite touche" d'attention particulière qui saura signifier la valeur que l'on met dans sa visite. Le propre n'est sans doute pas suffisant, la valeur du beau est nécessaire. Notre aspiration se trouve généreuse et brillante. La purification de notre karma doit maintenant transparaître dans la vue que l'on a de la vie et de l'univers entier. On offre aux Bouddhas, Bodhisattvas et Lamas de la Lignée un univers vidé de nos conceptions étroites et mesquines. On dispose d'une force dans la générosité qui envahit toute notre perception du monde et des êtres. Au niveau des Yogas, l'offrande du Mandala purifie les tiglés * et donne cette brillance de d'esprit.

A partir de là, l'esprit du pratiquant est devenu un réceptacle approprié pour recevoir les enseignements. Il ne lui reste plus qu'à obtenir le "sceau" qui l'intronisera dans l'appartenance à une lignée et c'est la pratique du Gourou Yoga. Par la transmission du Corps éveillé, de la Parole éveillée et de l'Esprit éveillé, c'est la réalisation de l'unification de Nature du Bouddha et du disciple. C'est l'entrée effective dans la transmission de la Vue ultime du Mahamoudra.

 

2) Le Yoga des prosternations

Si vous choisissez de faire les prosternations physiques associées à la pratique du Refuge, il faut savoir que leur intérêt réside dans le fait d'en accumuler un nombre assez important dans un laps de temps relativement court. Par exemple, si on veut faire cent mille prosternations, ce qui est l'accumulation habituelle, il faudrait les faire au moins en six mois. Si on veut en faire dix mille, il faudrait les faire en dix ou quinze jours. Si on dilue trop dans le temps, il n'y aura pas d'efficience et on risque d'avoir juste fait un total important dans un temps très long. Or ce n'est pas tant la quantité de prosternations mais le juste rapport entre le nombre et le temps imparti qui importe. Ce n'est ni une corvée à faire à tout prix ni une punition corporelle ! Il ne faut pas non plus les voir comme une gymnastique ou même une danse car là non plus il ne se passera rien. Non. Il faut les faire comme cela doit être fait.

Le préliminaire du "Refuge et Bodhicitta" est un Yoga combinant les prosternations physiques, la réitération verbale de l'intention et la force d'aspiration (samkalpa) à l'Éveil. Ce yoga opère principalement sur le chakra intime stimulant le souffle de la vitalité puis permettant de retourner notre propension au samsara pour qu'enfin s'élève le verbe (Samskara/Air) et que se fasse “l'entrée dans le courant” vers l'Éveil.

Ce préliminaire est une méditation qui associe la visualisation, la récitation et la prosternation physique. Il s'agit de trouver un rythme de croisière de l'esprit, de la parole et du corps. Ce n'est pas un challenge ou une question de performance. Qu'on en fasse mille ou trois mille par jour, ce n'est pas important. Ce rythme de croisière vient là où il est loisible à l'esprit d'aspirer au Refuge tandis que la récitation de la prière est remplie de sens et que le corps est libre et souple dans son mouvement répétitif. Une intégration se fait si on a trouvé cette synchronicité. Complètement absorbé dans la dévotion du refuge, une souplesse s'opère et c'est de cette façon qu'on travaille et qu'on purifie les canaux et les souffles. Ces moments de souplesse et de fluidité du corps et de l'esprit vous donneront l'impression de pouvoir continuer indéfiniment. Votre vitesse de croisière sera alors à son top. Si cela vous arrive alors prosternez-vous encore et encore, corps, parole, esprit, de tout votre être. Profitez de ce moment pour renforcer et affiner l'aspiration à l'Eveil et peut être, intégrer un clair et véritable engagement. Ne vous posez pas la question de savoir si vous serez fatigué le lendemain. Sans doute serez-vous HS. Sinon restez régulier et ne dépassez pas les limites de votre corps. L'intérêt n'est pas de faire cent mille prosternations. L'intérêt, c'est de faire expérience en explorant cette sagesse qu'il y a entre le corps et l'esprit.

Voyez le temps dont vous disposez puis adaptez le nombre de prosternations. En dix ou quinze jours selon votre état physique, vous pouvez envisager dix à quinze mille prosternations. Dans une retraite plus longue, la moyenne est de trois mille par jours. Ensuite vous voyez en fonction de vos expériences et l'avis de votre Lama. Si vous pouvez consacrer toute la durée de vos vacances annuelles en retraite, c'est excellent. Un mois entier en retraite de Refuge sera très bénéfique. Il faut adapter à sa situation personnelle. Pendant une retraite, il ne faut ni se laisser aller à la paresse ni chercher la performance. Il faut s'impliquer totalement tout en écoutant son corps. Trouvez un rythme de croisière régulier sans nonchalance. Si vous devez vous arrêter, asseyez-vous et continuer assis l'aspiration à l'Eveil ou encore reprenez l'une des quatre idées fondamentales pour faire naître le renoncement. Ne perdez pas le fil de la pratique.

Si on ne peut pas faire de prosternation pour des raisons physiques, on fait l'accumulation de la prière de Refuge et on place l'esprit sur la visualisation et l'aspiration. Le plus important, c'est l'attitude et la clarté de l'esprit. Il est tout à fait possible de faire la pratique du Refuge en restant assis, uniquement par la visualisation. C'est plus difficile. Cela demande plus de vigilance car le corps n'étant pas impliqué, il est facile de se complaire dans une attitude sentimentale ou affective.

Mais quelle que soit la manière adoptée, je conseille vivement de faire ce préliminaire sous forme de retraite et en dehors de chez soi. Il faut vraiment "mordre" dans ce genre de pratique qui nécessite qu'on s'y dévoue entièrement, toute la journée. Des sessions d'une heure et demie à deux heures, quatre à cinq fois par jour. On mange, on se repose, aucun travail, on reste tranquille dans sa chambre, on parle peu… Si on reste dans sa famille, ça risque d'être difficile. On ne sera pas disponible pour elle, on va culpabiliser et on ne sera pas dans une bonne ambiance. D'autre part, pendant les prosternations, on peut devenir légèrement irritable, à fleur de peau.

 

QUESTION : Doit-on en passer obligatoirement par ces préliminaires alors qu'il y a des gens qui ont obtenu de grandes réalisations dans leur quotidien sans faire toutes ces choses là ?

REPONSE :

Ces préliminaires sont enseignés dans la tradition du Mahamoudra. Ils ont été intégrés dans la voie du Tantra et des Yogas essentiels. Dans le cadre d'une transmission, on s'applique comme il se doit. Ces pratiques ont été éprouvées puis transmises, puis éprouvées à leur tour, et ainsi de suite… Le Lama peut en parler parce qu'il les a pratiquées et il les transmet à son tour. Mais vous-mêmes, qui recevez ces méthodes, n'êtes pas obligés de les pratiquer à votre tour.

Cependant, l'intérêt du cadre, c'est de savoir où on en est. Parce qu'on peut très bien se dire qu'on préfère la voie directe au quotidien mais qu'est-ce que ça veut dire "chercher l'Eveil dans le quotidien" ? Pour certains, ça veut dire ne rien faire ou ne s'engager à rien ni à personne. Finalement, c'est la distraction qui prend le dessus et on n'est jamais confronté. On se dit " je pratique dans le quotidien " mais on a une vie ordinaire. La méthode permet d'être au pied du mur. Donc, il faut quand même un peu de pratique. Les grands maîtres, comme le Dalaï Lama, ont pratiqué ces préliminaires, parfois même fait plusieurs fois dans leur vie.

Pour répondre plus généralement, les méthodes transmises au sein d'une tradition véhiculent une Vue qui énonce un Fruit. Pour obtenir la réalisation du Fruit, il faut nécessairement recevoir la transmission de la Vue et d'une méthode pour s'y appliquer. Sans doute est-il possible d'obtenir de grandes réalisations sans passer spécifiquement par ces méthodes, en l'occurrence les quatre préliminaires. Seulement, il ne peut y avoir de véritables réalisations s'il n'y pas la transmission de la Vue et l'application de méthodes qui s'y rapportent. Vous seul faites le choix d'une tradition. Vous seul pouvez décider du Fruit que vous souhaitez obtenir puis de recevoir la Vue et les méthodes qui s'y rapportent.

 

QUESTION : J'ai fait plusieurs mois la pratique de Dorjé Sempa, avec la lumière et le mantra mais je n'ai pas eu du tout d'expérience alors j'ai arrêté.

REPONSE : Les expériences ne peuvent venir que par la force de la concentration. Il n'y a pas de méthodes qui entraînent par elles-mêmes une expérience. Et une expérience valide s'instaure par l'établissement d'un esprit concentré et stable. La visualisation de la pratique de Dorjé Sempa est avant tout un support de concentration, puis vient la stabilité en la contemplation, ce qui entraîne l'accomplissement spécifique à la pratique de Dorjé Sempa. C'est en ce sens qu'on dit que le Yidam est la racine des accomplissements.

Il faut être convaincu pour continuer alors qu'aucune expérience n'apparaît. Pour être convaincu, il faut méditer et commencer à intégrer les quatre idées fondamentales. En général, on commence les préliminaires spécifiques par le Refuge qui inclut les quatre idées fondamentales et la Bodhicitta. Finalement, on combine renoncement et aspiration. Si on commence par Dorjé Sempa, il faudra quand même une stabilité dans la méditation des quatre idées fondamentales, sinon on se décourage, on est déçu et on abandonne la pratique.

 

QUESTION : Et si on n'a pas d'expériences, ça ne fait rien ?

REPONSE : ça peut arriver…ne vous attendez pas à des expériences extraordinaires. On peut avoir simplement des compréhensions. Celles-ci permettent d'aborder nos problèmes avec plus de raisonnement et de sérénité. On aura peut être mis à jour des mécanismes inconscients. Parfois, on gagne en force et détermination. Les moments de découragement se raréfient. Et puis, il peut y avoir des signes en rêve. Les expériences viennent à dose homéopathique. Il faut beaucoup de patience.

 

QUESTION : Pendant les prosternations, vous dîtes qu'on peut être irritable. Pouvez-vous expliquer un peu ?

REPONSE : Pendant les prosternations, et c'est le cas pour toute pratique, nos premières expériences sont le plus souvent une confrontation à nos conditionnements samsariques. Notre samsara va être vu à la loupe. Nos conditionnements et nos émotions s'immiscent dans notre façon d'aborder la pratique. Si des émotions apparaissent pendant les prosternations ou les intersessions, c'est en fait notre mode de fonctionnement quotidien qui se poursuit. Pendant les prosternations, nous investissons beaucoup d'efforts le plus souvent teintés d'espoirs, de négociations et de compensations etc… Aussi, il arrive d'être à fleur de peau, susceptible et irritable. Les émotions sont significatives de notre façon de percevoir la réalité. Si on a des habitudes de colère, on sera irritable. Si on a des habitudes de découragement, on sera déprimé par exemple. La pratique permet de purifier l'illusion de l'égocentrisme. Il est normal de s'y confronter. Les mécanismes de l'égocentrisme sont le plus souvent subconscients. Ils vont apparaître et ils ne faut pas en être contrarier et se culpabiliser ou se juger sévèrement. La pratique décape le vernis de nos masques conventionnels. Un travail de sincérité commence toujours par des contrariétés. Un travail d'authenticité commence toujours par "un naturel qui revient au galop". Viendra plus tard un naturel plus doux. Le plus important c'est d'établir un rapport d'intelligence avec les émotions plutôt que rester soucieux d'une perfection aseptisée de toutes émotions.

 

*le tiglé est visualisé dans le vajrayana sous une forme généralement sphérique et d'une couleur spécifique. On traduit ordinairement tiglé par "grain principiel". A proprement parler il s'agit de "point ajusté". Du point de vue de la dynamique de la connaissance il réunit l'ajustement de l'esprit en un point précis du corps, par exemple au centre d'une roue (sct. chakra) et de l'évocation de ce qu'il représente. Quand il y a une émotion qui affecte la lucidité de la connaissance, l'esprit et les souffles sont disjoints et le tiglé perd la "fréquence" d'avec la réalité. C'est imagé. Pour donner un exemple le tiglé est comme l'électron de l'écran cathodique. Quand on place le récepteur (l'esprit) à la même fréquence que l'image émise (le souffle) l'électron balaye l'écran à une fréquence appropriée. Du point de vue ultime, les canaux les souffles et les tiglés n'ont pas d'existence propre. Leur visualisation est un moyen habile mais ils ne préexistent pas à notre samadhi de la manière qu'on les décrit. Canaux, souffles et tiglés participent d'une synergie de la connaissance. Dans la suite des enseignements du mandala yoga nous prendrons le temps d'approfondir tout ceci.