Pensée et imputation
en la vue du
Sahaja
par Lama Shérab Namdreul
Compilation d’enseignements donnés lors des
cycles Sahaja-Mahamoudra
La
vue Sahaja est au cœur de tous mes enseignements que ce soit ceux du
paramitayana, du tantrayana ou du yoga, etc. À ce jour, cette vue Sahaja
correspond au mieux aux fruits de ma réflexion et à ce qui m’a été permis
d’expérimenter par la contemplation de la nature de l’esprit et des phénomènes.
Ces
enseignements peuvent paraître difficiles parce qu’ils tentent d’expliquer
précisément les processus de l’esprit pour qu’ils soient intellectuellement
compris et qu’on puisse ensuite les identifier dans notre contemplation et en
reconnaître leur nature ultime.
Sur la base d’une
compréhension juste
La réalisation d’une vacuité
Est d’une déconcertante simplicité
Apparence
et vide co-émergent ;
Connaissance et vide co-émergent ;
Au contact d'apparence et connaissance ;
Toute expérience est félicité vide ;
Pensée
La pensée[1] est un terme générique pour désigner la manifestation de l’activité cognitive[2] que l’on nomme esprit (sèm). Tout comme dans nos traditions philosophiques et contemplatives, le mot « pensée » désigne l’évidence de connaître. La pensée est forme, idée, apparence, phénomènes, concept, représentation, image....
La pensée est factuelle et il n’y a donc pas à lui reprocher d’être la cause de nos malheurs comme c’est souvent le cas dans la démarche new âge. En faisant un jeu de mot, il faudrait plutôt mettre en cause ce que l’on pense de la pensée et d’éviter toute discrimination à son égard, autrement dit, plutôt que de mettre en cause les pensées, il serait judicieux de nous prendre en flagrant délit de les saisir comme ayant une caractéristique intrinsèque.
Ce n’est pas la faculté de penser qui est la cause de nos illusions et de nos contrariétés existentielles (sct. doukha) mais ce sont l’ignorance, la soif et la saisie : ignorance de la nature ultime de la pensée, soif discriminante et saisie réifiante qui réconfortent son sentiment d’identité.
Vikalpa, nam-tok
Vikalpa[3] (tib. nam tok) est généralement traduit par "pensée" ou encore par "concept". Cette traduction est réductrice et manque de discernement et peut entraîner des confusions dans l’esprit de ceux qui méditent en espérant ne plus penser. Cette démarche crée une disposition à l’hypovigilance puis à s’attacher au pseudo bien-être que procure l’état d’inertie mentale (tib. mi yeu oua) en neutralisant l’agrégat sensation et qui conduit dans le piège des renaissances dans la sphère expérimentale d’une catégorie d’êtres que l’on désigne par « dieux sans (agrégat) forme ».
Vikalpa désigne l’instant mental (kalpa) où la nature « imagée » (kun taks) de la pensée, n’étant pas reconnue (kun taks paï ma rik pa) comme telle, est réifiée comme réel. Le comble c’est que ce "réel" imputé relève de l’imaginaire et de la fiction. Pour cela, il est plus correct de traduire « nam tok » par « imputation », une mputation (tok) de chaque instant d’un aspect (nam) qui .
La difficulté de ne pouvoir distinguer pensée et vikalpa vient du fait que ce sont tous deux des phénomènes mentaux et que notre ignorance nous restreint à la surface de la conscience mentale. Tant qu’on n’aborde pas une contemplation analytique (vipassana) on ne pourra pas discerner ou tout au moins envisager un distinguo entre un flux de pensée imputée (nam tok) et celui de la pensée libre (nam dreul) en tant que telle.
Bien que semblable par leur nature mentale, pensée et vikalpa n’ont pas la même incidence :
1. La pensée a pour incidence de donner "forme"[4] faisant office d’information à une suite de processus cognitifs de l’esprit que l’on appelle couramment dans le bouddhisme "les cinq agrégats".
2. Vikalpa a pour incidence d’attribuer une réalité objective à la pensée nous donnant l’illusion que l’on connait quelque chose (res) en soi, une altérité.
Produit par la soif,
elle-même dépendante de l’ignorance, Vikalpa est un facteur mental qui
s’effectue sur la pensée au moment où elle émerge et qu’elle s’aspecte (tib.
nam), se dis/tingue (sct. vi[5]) à la "science" (sct. jna, tib. shé) et se valide en "conscience" (sct. vijnana, tib .
Par la force de sam tèn (sct. dhyana) qui correspond à l’enstase en le courant mental, la pensée et ses aspects (nam) ou tout autre phénomène émergeant à la connaissance, tout ceci peut être observé avec le discernement (sct. vipassana). Pour éviter les écueils des quatre samadhis de samatha, il est bien d’associer à cette enstase la vue de la vacuité pour lui donner l’intelligence d’une paramita et très rapidement développer les expériences de la Prajnaparamita et les réalisations de la nature trikaya[6] de l’esprit et des phénomènes.
La voie de la Prajnaparamita est l’application de la Vue excellente usant de l’intelligence du discernement, science (tib. shé) sublime (tib. rab)[7] qui permet l’éradication de toutes les illusions pour laisser place à la mise en lumière de la science primordiale (sct. jnana, tib. yéshé).
Couper
Le concept de « couper » (tib. tcheu)
se retrouve dans de nombreux enseignements comme dans la lignée de « Chi Djé » (ce qui apaise) de Padampa Sangyé à Matchik
Labdreun ou dans les transmissions du Dzogtchèn et du
Mahamoudra. D'une certaine manière, le yoga de Poa est également "une coupure" au sens où l'on coupe sans tergiverser toute identification aux cinq agrégats. Il est important de bien comprendre « ce que l’on coupe »
parce qu’il ne s’agit pas de « couper la pensée » ou encore « couper
les émotions ». Il ne s’agit pas de couper quelque chose. Pour couper une
pensée faudrait-il encore qu’il y ait quelque chose comme étant une pensée.
La pensée est
le continuum cognitif mental que l’on appelle « esprit ». Ce
continuum est semblable à un fleuve. D’ailleurs, toutes les manifestations
peuvent être comparées à un fleuve, le fleuve de la matière, le fleuve
biologique du corps, le fleuve de l’esprit. Toutes les manifestations sont de
nature transitoire, immuablement (vajra) transitoire à l’image d’un fleuve d’eau.
Essayez de couper un fleuve ; avec un canif cela fera un flop, vous ne
ferez que du remous ou avec une épée, ce sera « un coup d’épée dans
l’eau ». Peut-être qu’avec de gros moyens vous arriverez à faire un
tsunami, mais rien ne se trouvera coupé.
La nature
transitoire du mental est immuablement vide de constituant réel. S’il y avait
des instants de pensée, on pourrait envisager de couper entre deux instants de pensée.
Peut-être que la
pensée est la cause de tous nos malheurs voire même du samsara comme semblent
l'affirmer certains enseignants. Pourquoi pas ! On peut partir de cette
hypothèse et je peux admettre que moi-même je n’énonce que des hypothèses mais
d'une façon ou d'une autre, il est nécessaire de comprendre où se niche la
discrimination et ses imputations puis de les couper. Une fois en l’évidence de
la « coupure » nous aurons tout le loisir de vérifier nos hypothèses.
Alors, appliquons-nous à couper la discrimination que l'on a de la pensée et
dans la même logique, à couper la discrimination que l'on a de la non-pensée.
Cette discrimination est le langage de la soif et agit par
imputation (sct. vikalpa, tib. nam-tok) à chaque
saisie. Ce langage imputatif constitue ce qu'on peut appeler "le dis-cours mental" c’est à dire le cours naturel mental se trouvant dis-continu d’une
série d’imputations artificielles et erronées. Si l’on observe ce discours
mental, on remarque qu'il est superfétatoire et procédurier et qu’il n’est
qu’une élaboration de schémas et de conditionnements.
On coupe toute intervention intempestive d’imputer quoi que ce
soit sur la pensée et tout autre fonctionnement naturel de l’esprit
comme : sensation, perception, émotion, conscience. Si l’imputation n’a pu
être coupée, elle s’intègre au continuum mental qui s’imprègne ainsi d’une
souillure sur le karma. En quelque sorte, l’imputation correspondrait à une
implantation d’un OGM dans un continuum végétal, par exemple, mais en lui
instaurant un programme contre nature.
On ne peut pas couper une nature,
on ne peut interrompre que des facteurs mentaux
[1]
(tib. sèm djoung) parce
qu’ils sont de notre fait. Dans le cas précis de « la coupure » on
coupe le facteur mental « imputation », on ne lui laisse pas le temps
d’interférer.
En interrompant l’action d’une imputation cela permet, ne
serait-ce qu’un instant, d’entrevoir la nature du continuum de l’esprit.
Finalement « on interrompt pour n’être pas couper » comme on le
ferait avec un bavard en lui signalant d’un seul regard qu’il n’a pas la
permission de nous couper la parole. On devient plus rapide que le bavard
intérieur.
Depuis des temps sans commencement que l’on ignore la nature
ultime de l’esprit, chaque imputation accumulée souille le karma naturel (tib. trin-lé) de l’esprit primordial. Cependant, l’imputation
est de la nature d’une fiction et relève d’une méprise. Une nature artificielle
signifie qu’elle est adventice comme l’encre ajoutée à la nature de l’eau ou
les molécules de CO2 en la nature de l’espace. Tant que l’on saisit pour réel
ce qui n’est qu’artificiel, nous donnons puissance à cette fiction.
La Vue de la base, du chemin
et du fruit
Pour inverser la tendance, il faut revenir aux quatre
fondamentales Vérités des Nobles et considérer
le "mal-être" (sct. doukha) comme le symptôme de nos illusions puis
se refuser de continuer d’être illusionné, avec la perspective d’une délivrance possible
de l’esprit pour se décider d’appliquer les moyens d’y arriver.
Pour cela, on adopte la Vue (sct. dṛś. tib. tha-oua)
pure (tib. dak-pa) c’est-à-dire une Vue dénuée de
discrimination concernant tous les aspects co-émergent à l’esprit. Cette Vue
pure court-circuite l’action des saisies, de la soif et de la discrimination.
"Couper"
ne se décide pas avec du discours mental en se donnant des ordres. La
« coupure » s’exécute dans le réflexe intuitif du discernement (sct. prajna, tib. shérab). Pour cela, il faut s’être familiarisé
avec la théorie de la Vue par l’écoute du sens et le raisonnement. On entraîne
l’Intellect (tib. Lo Djong) pour obtenir une bonne
compréhension de cette Vue. L’Intellect (tib. Lo) est une faculté indispensable
à la méditation. Une compréhension préalable rend le chemin de la méditation
plus confortable et plus efficace.
Quand on débute dans la méditation, même pour les habitués, il y a toujours une part de discours mental. C’est normal et de le constater est important. On échauffe le moteur. Cependant, éviter tout procès à ce sujet, décomplexez-vous parce que sinon vous allez alimenter le discours mental et vous allez finir par tourner en rond. Maintenant, si vous pouvez rester un "témoin inaffecté" quand vous constatez ce discours mental vous profiterez de voir s’élever vos tendances qui composent la discrimination. Cela n’est pas sans bénéfice sur le chemin de la libération de nos saisies et l’émancipation de la soif. C’est l’avantage d’un Intellect bien préparé.
Ne cherchez pas
« à ne pas penser » ou « à ne pas avoir de discours » parce
vous instaurez un à priori imputatif. Prenez le moindre instant de conscience
que ce soit même celui de se parler à soi-même comme une aubaine pour
« une coupure » nette et sans heurt, de toute douceur, où finalement
on prend le « continuum en marche ».
Quel que soit
le moyen employé, la Vue pure est la seule manière de laisser apparaître la nature
de la pensée et de toute autre fonction de l’esprit. Parmi tous les moyens que
le Bouddha-dharma met à notre disposition, la
« coupure » est un moyen radical qui permet de laisser la pensée apparaître
en sa nature primordiale et son œuvre
cognitive s’avérer être un déroulement non-obstruée de cinq intelligences
primordiales (sct. jnana, tib. yéshé).
[1]
Je traduis volontiers
par « vecteurs mentaux » dans le sens où ils sont parfumés d’intentionnalité offrant une
orientation faisant office de devenir. La conceptualisation de ces
« vecteurs mentaux » est : soit dépendant de l’ignorance, de la
soif et de la saisie, soit participant d’un libre arbitre.
Yéshé (sct. jnana), la science (shé) primordiale (yé)[8], désigne "le simple fait de savoir" (science). Yéshé est de nature omnipotente se prêtant aussi bien à toutes les illusions qu’à tous les éveils et donc prête à tous les connaissables[9] et à toutes les modalités de consciences.
Yéshé se présente comme une base toute (sct. alaya-jnana, tib. kun chi yé shé) potentielle et disponible à l’infinitude des connaissables (sct. jneyalaksana, tib. shé dja) qui, au gré de causes et conditions, passent d’une nature connaissable à une nature connue. C’est lors de cette transition que la science (tib. yéshé) passe en con-science aspective (sct. vijnana, tib. nam shé), c’est-à-dire une science avec (lat. cum) l’aspect (tib. nam) d’une apparence (tib. nang). Cela reste une base toute mais dans l’application d’une con-science aspective (sct. alaya-vijnana, tib. kun chi nam shé).
C’est à chaque instant, à chaque contact[10] où l’aspect se forme (agrégat) à l’esprit que tout se joue depuis des temps sans commencement : nirvana ou samsara. C’est l’inadvertance en cet instant qu’advient l’ignorance. Qu’advienne l'aspect (tib. nam) d'une apparence (tib. nang), cela n’affecte pas la nature primordiale de yéshé mais si l’esprit est sous l’emprise de l’ignorance et de la soif, une imputation alors se fait sur l’aspect (le connu), le sujet (connaisseur) et la connaissance[11] créant un enchaînement d’illusions et de mal-être (sct. doukha).
De la même manière qu’on ne peut pas connaître l’espace en tant que telle, on ne peut pas connaître yéshé en tant que telle. L’espace étant vide d’essence, il est inconcevable. Étant inconcevable, on en réalise la nature par « évidence déductive » en réalisant la nature de l’atmosphère comme étant composé.
Kun chi yéshé serait comme l’espace et kun chi namshé serait l’atmosphère
dans lequel il est donné de connaître. L’imputation, résultant de l’ignorance
et de la soif, viendrait polluer cette atmosphère de la conscience aspective en
l’embrouillant de ses effets néfastes. La base toute de la con-science
aspective (sct. alaya vijnana, tib. kun chi nam shé) se trouve encombrée par
les effets néfastes de la saisie et de la soif donnant un ensemble embrouillé.
C’est une pollution qui s’immisce dans un milieu sain comme des particules de dioxyde de
carbone se mélangeant à l’atmosphère. Cependant, cette pollution n’impacte pas
la nature primordiale de l’espace, elle est adventice. De la même manière, l’imputation
(tib. namtok) surajoute une réalité fictive à l’aspect (tib. nam) sans pour
autant avoir le pouvoir d’en changer la nature d’apparence/vide. Ce n’est pas
non plus sans incidence mais il n’y a pas d’impacte sur la nature même de la
science et des phénomènes cognitives. L’impacte des imputations
se fait sur le fonctionnement, sur l’inter-action entre la connaissance et les
apparences et les cinq agrégats. C’est comme un virus informatique, il impacte
le fonctionnement du système et des processeurs et il suffit de faire
intervenir un antivirus. On ne va pas racheter un nouvel ordinateur parce que
ses cartes et ses processeurs sont en bon état.
Ces imputations perturbent le centre du système cognitif qu’est l’activité (karma) des cinq processus cognitifs[12] mais il n’en est pas moins que la science reste indemne parce qu’elle est un mode d’être, une fonctionnalité, primordialement immaculée (sct. amala) et ce mode d’être étant un vacuum sans substrat, cette science reste et restera immunisée, immaculable.
Cette nature base toute de yéshé (sct ; alaya jnana, tib. kun chi yé shé) étant incréée, elle n’est pas de l’ordre du temps. Elle est a-temporelle. Elle est "avant" tout le temps parce qu’elle a "déjà" tout le temps. On ne peut pas envisager le moindre instant de science primordiale parce qu’elle est de l'ordre d’une nature (tib. ngo ouo) omni-fonctionnelle.
Cinq Intelligences
“Bhagavan : le yogacharya qui cherche la vacuité en dehors du désir, de
l’aversion et de la méprise
ne rejoint pas le yoga du sens véritable. Ce n’est pas le yoga du sens
véritable.
Pourquoi, Bhagavan, il est impossible de trouver la vacuité en dehors du désir,
de l’aversion et de la méprise ?
Bhagavan : le désir, l’aversion et la méprise SONT vacuité.”[13]
L’esprit dispose d’une aptitude intellective, l’Intellect[14] (sct. buddhi, tib. lo), qui établit constamment des liens (lat. ligare) entre (lat. intĕr) chacun des cinq processus cognitifs (les cinq agrégats) en traitant chaque élément de la manifestation mentale[15]. Ceci s’organise en ce que l’on nomme « le mandala de l’esprit », sorte d’écosystème de l’esprit où interagissent les cinq agrégats et les cinq éléments libre de toute imputation (sct. vikalpa, tib. nam tok), offrant cinq "contextes cognitifs" : bouddha, vajra, ratna, padma et karma.
Ce mandala de l’esprit s’appelle "mandala des cinq dhyanis bouddhas". Dhyana (tib. samtèn) est l’état d’enstase en même la pensée (sct. cit, tib. sam), enstase par laquelle il est possible de contempler l’intelligence primordiale en chaque "contexte".
1- Intelligence du dharmadhatou : GÈc-Nq…Ec-l…-^‰-a‰c (tcheu ying kyi yéshé)
Yéshé étant semblable en nature au noumène[16] (sct. dharmata, tcheu nyi), elle est l’intelligence de l’éveil même (sct. bouddha) en la sphère du manifeste (sct. vi.citta). Elle tire plénitude (tib. ying) de la nature inconcevable et inengendré du phénomène (tib. tcheu). C’est l’aspect pur du klésha ignorance/opacité mentale ( CK…-U—C ).
2-Intelligence semblable au miroir : U‰-`ÈE-C…-^‰-a‰c, (mé long gyi yéshé)
Yéshé ne produisant aucune temporalité, elle est l’intelligence vajra semblable à un miroir[17]. Elle tire instantanéité et immédiateté de la co-émergence. C’est l’aspect pur du klésha répulsion/aversion ( Z‰-•E- ).
3- Intelligence de l’équanimité : UIU-I…N-^‰-a‰c (nyam nyi yéshé)
Yéshé étant sans parti pris, elle est l’intelligence ratna équanime à tout phénomène. Elle tire épanouissement de l’équanimité de la science en tout connaissable. C’est l’aspect pur du klésha orgueil/autosuffisance ( E-î`- ).
4- Intelligence du discernement : cÈ-cÈ_-åÈCc-R]Ã-^‰-a‰c (so so toks paï yéshé)
Yéshé étant libre d’imputation (sct. avikalpa, tib. nam dreul), elle est l’intelligence padma du discernement. Elle tire jouissance de la distinguabilité (cÈ-cÈ_-) de la co-émergence. C’est l’aspect pur du klésha désir/attachement ( ]NÈN-GCc- ).
5- Intelligence de l’accomplissement approprié : q-T-u⁄T-R]Ã-^‰-a‰c (dja oua droub paï yéshé)
Yéshé étant ni cause ni effet, elle est l’intelligence karma de toute opportunité. Elle tire opportunité et sens (sct. amogha, tib. deun yeu) de toute action en la nature non obstruée de la connaissance. C’est l’aspect pur du klésha frustration/adversité ( zC-NÈC ).
Cinq kléshas (tib. nyeun mong)
L’ignorance la soif et la saisie produisent des illusions au sujet des cinq éléments et des cinq agrégats en leur imputant (sct. vikalpa, tib. man tok) une nature propre (sct. svabhava, tib. ngo ouo nyi), une caractérité (sct. laksana, tib. tsèn nyi) et une durée (sct. nitya, tib. tak pa).
Ces imputations empêchent la libre activité (sct. karma, tib. thrin lé) de l’esprit en la manifestation naturelle du Dharmata. L’espace cognitif ne dispose alors plus suffisamment de limpidité pour une activité lucide des cinq Intelligences primordiales devenant ainsi les cinq kléshas. C’est comme l’eau d’un lac jusque-là paisible et claire que l’on agite et que l’on trouble ne lui permettant plus de nous laisser voir nettement tout ce qui s’y passe. Il faut préciser que ce n’est pas le klésha qui trouble la paix de l’esprit. C’est la soif avec ses imputations discriminatrices qui perturbe le bon fonctionnement de l’intelligence de l’esprit. Un klésha (tib. nyeun mong) reste pour autant une intelligence établissant des liens, des rapports et des réactions mais dont la perception est distordue avec les conséquences karmiques que cela implique.
Les imputations créent des distorsions (tib. nyeun mong) dans l’activité cognitive[18]
(sct. karma) des cinq agrégats. N’étant pas reconnues comme telles, on se
retrouve dans la situation d’un aliéné (sct. mudha[19]
tib. mong) qui appréhende pour réelles les fictions et illusions que provoquent
ces distorsions puis, en les validant, répercute la nocuité de cette confusion sur
le devenir.
L’Intelligence primordiales du Dharmadathou distordue s’exprime alors comme le klésha “ignorance/opacité”. Les quatre autre Intelligences étant elles-mêmes obstruées, elles s’expriment alors comme les quatre autres kléshas : répulsion/aversion, désir/attachement, orgueil/autosuffisance et frustration/adversité.
Chaque terme désignant un klésha est formé d’un couple de syllabe en tibétain ou d’un couple de mot pour le français pour signifier l’alternance cognitive perception/ré-activité. Le premier exprime la perception intellective distordue qui systématise l’impulsion du second, la ré-activité émotive, qui, à son tour, imprègne la perception de stéréotypes et de schémas.
On se trouve enfermé dans un cycle vicié (sct. samsara) qui n’a pas de raison de s’arrêter tant qu’on ne décide pas d’y mettre un terme en commençant par se libérer des saisies puis s’émanciper de la soif et enfin s’éveiller de son ignorance semblable au sommeil.
L’indissociabilité des cinq yéshés et des cinq kléshas est le cœur de l’approche vajra avec la contemplation tantrique ou yogique du mandala des cinq Dhyanis Bouddhas.
Vijnana, nam-shé
Quand co-émerge la
science (sct. jna, tib. shé) et l'aspect (tib. nam) d'une apparence (tib. nang)
avec (lat. con) lequel aspect on se
sait entendre, voir, sentir, goûter, toucher et penser cela s’exprime sous
forme d’une conscience aspective (sct. vijnana, tib. nam shé) qui induit
une perception spatio-temporelle, relative certes mais, bien entendu,
nécessaire à toutes nos relations : au monde, aux autres et à soi-même, et
indispensable à un bon équilibre psychique.
Cette
conscience aspective n’est pas particulièrement erronée comme le laisserait
entendre la traduction courante de "conscience dualiste". Si dualité
il y a, c’est le fait d’un facteur mental qu’on appelle la saisie réifiante,
l’imputation. Il n’y a pas d’autres causes à l’existence conditionnée
d’illusions (samsara) que ce recours à la saisie pour satisfaire la soif qui
procède de l’ignorance. Ce n’est pas le monde matériel et ses molécules, ce
n’est pas la nature biologique et ses gênes, ce ne sont pas les facultés
sensorielles et leur sensation, ce ne sont pas les cinq éléments et leur
humeur, ni les cinq agrégats et leur conception, rien de cela est cause d’une
existence conditionnée d’illusions. C’est l’imputation d’une entité propre en
tout cela, la soif qui ne cesse de consolider cette fiction et l’ignorance
fondamentale qui sont les seules causes (sct. hetu, tib. gyu) au samsara et les
seules conditions qui engendre insatisfaction et mal-être (sct. doukha).
Ce
n’est donc pas dans la nature d’une conscience ni dans celle de l’aspect que d’être
dualiste et d’être la cause du samsara. C’est l’aspect (tib. nam) qui, du fait de
nescience[20],
est la cible privilégiée de l’imputation et de la soif et, par chance, la
conscience aspective n’est pas condamnée définitivement à la saisie dualiste.
On peut en réaliser la nature ultime comme énoncée dans le credo Sahaja :
la co-émergence de l’aspect/vide et celle de la science/vide. Se libérer de la saisie dualiste n’empêchera donc pas
de continuer de se savoir entendre, voir, sentir, goûter, toucher et penser. Eh
oui ! Les bouddhas savent qu’ils entendent etc.
Amala-jnana et
Amala-vijnana
Alors
que "yé-shé" est science primordiale, "nam-shé" est
"con-science aspective" par laquelle on se sait savoir parce que l’on
se sait "disposer d’objet" (tib. yul tchèn)[21] ce
qui vaut d’être suffisant pour se savoir n’être pas "néant".
"Nam-shé"
procède néanmoins de la "base toute de pré-science" (sct. alaya
jnana, tib. kun chi yéshé) bénéficiant de son immunité primordiale.
"Nam-shé" a une part de "science" que l’aspect d’une
apparence ne peut en rien souiller mais aussi, une part qui ne peut en rien
souiller l’aspect de l’apparence elle-même.
Pour
le Sahaja, cette co-émergence[22] d’aspect
(tib. nam) et de science (tib. shé) est l’opportunité de réaliser la
co-émergence de la félicité vide.
L’imputation a pour conséquence de nous voiler la nature de l’esprit comme jeter un brouillard sur un paysage et de nous empêcher de le contempler. Cependant, ce voile est adventice à la science mais ne la dénature pas foncièrement. Maintenant, si l’on comprend la voie ultime et naturelle du sahaja, on peut appréhender le paysage et son brouillard comme participant encore- de la science primordiale. Lorsqu’une imputation a sévi sur l’aspect, elle ne devient pas moi, à son tour, un aspect dont on peut être con-scient. Avec l’intelligence du discernement (vipassana), rien n’empêche de réaliser qu’imputation et vide co-émergent.
Ainsi, qu'adviennent une imputation (tib. tok) sur l'aspect (tib. nam) d'une apparence (tib. nang) en interférant sur la conscience aspective (tib. nam shé), cette imputation n’a donc pas le pouvoir de souiller la nature de yéshé mais également la nature de namshé : tout deux étant de nature immaculée (sct. Amala-jnana et Amala-vijnana).
La science primordiale étant a-temporelle, elle est omni fonctionnelle en la ré-inauguration de la co-émergence (sct. sahaja, tib. lhèn tchik kyié pa) de l’aspect et de la science. Il y a « juste cette aptitude[23] d’aspect » (sct. vijñaptimātra, tib. nam-par rik tsam-nyi) qui.
Je
le répète et c’est indispensable de l’intégrer, ce qui fait souillure en les
consciences de l’esprit cela reste cet "affligeant trio" :
ignorance, soif et saisie qui établissent un rapport erroné à tout ce qui se
manifeste à l’esprit. Cet "affligeant trio" agit uniquement par
imputation (sct. vikalpa, tib. nam-tok) c’est-à-dire par du
"sur-ajouter", de l’artificiel, de l’adventice... Ce qui veut dire qu’en guise de souillures, elles
n’ont rien d’irréversible. Toutes les imputations sont de l’ordre du minerai
qui se mêle à l’or sans pouvoir le dénaturer. De même, la "science",
que ce soit en l’instant primordiale ou en l’avènement d’une con-science,
demeure en toute modalité, indemne, immaculée (sct. amala).
Il
n’y a même pas lieu de nettoyer ou de purifier ou de rendre parfait quoi que ce
soit. Il s’agit plutôt de se placer à la racine de l’esprit connaissant[24].
Puis, selon ce qui se présente, on prend en flagrant délit toute tentative d’imputation
(vi-kalpa ; nam tok) sur l’aspect, la connaissance, l’objet, le sujet etc... pour enfin demeurer en la nature primordialement inaltérable[25].
Sahaja-mahamoudra
Dans l’approche du Sahaja-mahamoudra, cette voie se décompose de samatha, de vipassana puis en les quatre yogas du Mahamoudra.
1) Samatha et vipassana
Samatha et vipassana ne désignent pas des méthodes de
méditation, à proprement parler, mais plutôt des aptitudes naturelles de
l’esprit qui vont s’épanouir à la suite de la concentration et de la contemplation. Ainsi, samatha désigne l’aptitude
de l’esprit de "savoir sans discours mental" et vipassana désigne
l’aptitude de l’esprit à discerner sans dissociation et discrimination, ce qui
revient à reconnaître la co-émergence (sahaja).
Bien entendu, samatha
nécessite une méthode qui se résume à « concentration » c’est-à-dire un
effort juste uni-orienté vers l’objet choisi, l’objet privilégié du
Sahaja-mahamoudra étant la vue de la co-émergence[26]. Durant
ce temps de la concentration, on applique la vigilance et le rappel pour
contrecarrer toute distraction. depuis le placement jusqu’au
placement continu parachevé. Quand on remarque aisément sans « mot
dire » une vigilance sans vigilance avec un rappel (tib. drèn) sans rappel
(tib. drèn mè) c’est d’être en enstase c’est-à-dire à même le courant mental
(tib. samtèn) dans l’aptitude de savoir une pensée sans être pensée (sct. citta
acitta). Cette phase du placement parachevé peut être suffisante pour ressentir
les prémisses de la contemplation intuitive qui est la méthode privilégiée du
chemin de vipassana.
Cette contemplation
intuitive est d’autant plus spontanée et fructueuse que nous avons établi une
ferme compréhension du sens des mots comme : co-émergence, vacuité, clarté
etc. Si nous n’avons pas réfléchi et compris le sens des mots essentiels de la
philosophie bouddhique, il sera difficile de les identifier lors de la
contemplation. Pour qu’une contemplation soit pleinement intuitive, il faut, au
préalable, qu’elle soit étayée d’une assurance intellectuelle. Pour qu’une
contemplation ne puisse pas tergiverser ou vaciller, il faut qu’elle soit
nourrie d’une solide conviction en la nature ultime des phénomènes et de
l’esprit. Alors le chemin de la vision[27] pourra
commencer...
1er yoga
La conjonction des deux aptitudes mentales[28], samatha et vipassana, correspond au premier des quatre yogas du Mahamoudra qu’on appelle « Tsé-tchik maï nèl djor »[29] où s’opère la convergence de ces deux aptitudes. En ce yoga, il nous est loisible d’être un témoin inaffecté, qu’il y ait pensée ou absence de pensée, et il nous sera également possible d’user de discernement à l’émergence d’une pensée ou, bien encore, en son absence. Nous distinguerons l’aspect (tib. nam) de la pensée tantôt réifié par l’imputation (tib. tok) et tantôt libéré de cette imputation (tib. nam dreul).
Quoiqu’il advient à l’esprit : pensée, forme, idée, apparence,
phénomène, concept, représentation, image etc., la co-émergence d’apparence/vide
devient une évidence. En ce yoga, la pensée s’avère vide de la réalité qui lui
était imputée, ce qui correspond à réaliser la nature dharmakaya de la pensée.
Ce qu’on appelle dharmakaya de l’apparence mentale
c’est le fait qu’elle soit vide de réalité propre. Cependant, en vertu de cette
vacuité, l’apparence s’émane ce qui correspond au principe appelé nirmanakaya
de l’apparence. Ce qui, de prime abord, semble être paradoxal devient évident
en cette reconnaissance de la première co-émergence : « apparence et
vide co-émergent ».
L’ignorance de la co-émergence[30]
de tout objet cognitif n’a plus cours.
Cette
compatibilité du dharmakaya et du nirmanakaya permet à l’esprit de faire usage,
de jouir (tib. tcheu) en toute intelligence des propriétés (tib. long) de
l’apparence. C’est le principe de la jouissance des cinq intelligences appelé
sambhogakaya (tib. long tcheu kyi kuo) en l’épanouissement du mandala des cinq
Dhyanis Bouddhas. Ainsi, quand la pensée est
reconnue une co-émergence d’apparence/vide, elle nous reste loisible, à la disposition
de notre intelligence.
L’apparence
mentale ne disparaît pas sous prétexte qu’on réalise son absence de réalité. Ce
n’est pas non plus, une apparence qui nous illusionne en se présentant comme
réelle et à laquelle il faudrait retirer une réalité. Cette réalité qui se
dérobe est celle que notre imputation (sct. vikalpa) attribue à la pensée.
C’est une supposée réalité qui ne se présente plus parce qu’elle n’est pas une
réalité, elle est une erreur de conception, une fiction qui malheureusement est
la cause du mal-être existentiel (sct. doukha).
Qu’est-ce que je veux dire par
« loisible » ? En la réalisation de la co-émergence de
l’apparence/vide, l’aspect (sct. vi, tib. nam) de l’apparence mentale n’étant
plus figé (tib. tok), il se révèle en sa
nature transitoire et interdépendante (sct. Paratantrasvabhava, tib. Shen Gui
Ouang) ce qui permet, en connaissance de cause et d’effet, d’en jouir en pleine
possession de son libre arbitre et en toute intelligence.
2e yoga
C’est au niveau du deuxième yoga du Mahamoudra, Treu drèl gyi nèl djor[31], qu’il y a une cessation définitive des imputations (tib. nam tok) parce que l’esprit se trouve délivrer (tib. drèl) de toute élaboration superfétatoire (tib. treu).
En vertu de n’être plus imputée (tib. nam tok)
d’une réalité absolu, la pensée se présente alors nuement comme simple
émanence, ce qui correspond à réaliser la nature nirmanakaya de la pensée de
par sa nature d’apparence imaginale (sct. Parikalpita, tib. Kun Tak pa).
L’ignorance
que toute pensée est
de nature imagée[32] n’a plus cours.
Certes, une fois libre de l’imputation, la
pensée reste image, représentation, parce qu’il n’y aura jamais la pensée d’une
chose réelle. Derrière l’illusion d’imputer pour réel ce qui n’est pas réel, il
n’y a pas une réalité cachée. S’il y avait une réalité absolue, de par sa
nature même de réalité, elle s’imposerait de fait directement à nos propres
organes sensoriels puisqu’il ne serait plus nécessaire de disposer d’un esprit
avec sa faculté de concevoir.
L’imputation (sct. vikalpa) est un imaginaire qui
ne se montre pas comme tel et qui parasite la cognition naturellement imaginale
comme le ferait un virus dans le processus informatique d’un ordinateur.
QUESTION : Alors quelle différence et quel
intérêt de se libérer de l’imputation ?
L’imputation est le produit de l’ignorance et de
la soif, et en tant que tel, elle instille un imaginaire perverti de schémas,
de conditionnements et de tendances impulsives de sorte que nous subissons
l’illusion. Une fois libéré de toutes imputations, l’imaginal participe du
logos, la cohérence du karma naturel (tib. trinlé) qui articule tous les
rouages (éléments, agrégats et intelligences) du
mandala de l’esprit.
Cette
nature imagée de la pensée n’est pas hasardeuse ni fatale. Elle a sa logique,
ce qui veut dire qu’elle est dépendante (sct. Paratantrasvabhava, tib. Shen Gui
Ouang) de causes et conditions. Rien n’échappe à l’interdépendance, aussi bien
la conscience mentale au karma souillé (tib. lé) que la conscience mentale au
karma libéré (tib. trin lé).
D’un côté, on est un magicien ne possédant pas
la maîtrise de sa magie et d’un autre côté, on est le magicien jouissant de sa
magie en toute intelligence et efficacité.
Se libérer de l’imputation et s’éveiller au mandala de l’esprit est donc une question de
responsabilité et d’efficacité.
1. Responsable : Nous disposons d’un
esprit (tib. sèm tchèn) et nous sommes responsable de sa santé psychologique,
affective et intellectuelle au même titre que nous sommes responsable de la
santé du corps physique que l’on dispose.
2. Efficacité : L’imputation
introduit une dépendance karmique souillée par les schémas et les conditionnements
latents qui n’entraînent que tourments et contrariétés existentielles (sct.
doukha). Devenant le pantin de nos impulsions, on n’est d’aucune efficacité
pour notre propre bien et, de surcroît, pour celui d’autrui. Nous n’avons
aucune intelligence au bonheur, tout juste des stratagèmes pour espérer
quelques satisfactions et des combines pour s’éviter toutes remises en cause
intempestives. Sans aspiration
spirituelle digne de ce nom, nous nous contentons de surfer entre satisfaction
et insatisfaction, compensation et frustration, compliments et reproches.
3e yoga
Ce 3e yoga introduit à l’expérience de la « saveur unique » (tib. ro tchik) au vu de la co-émergence phénomène/vide quelle que soit l’apparence : celle de l’objet cognitif, celle du sujet cognitif ou celle de savoir,.
On nomme « esprit » l’évidente faculté de connaître qui est décrit comme le continuum d’un flux cognitif inengendré de phénomènes vides de nature propre (dharmakāya), co-émergence de clarté/vide (nirmāṇakāya) qu’il nous serait loisible d’en jouir (sambhogakāya) en toute intelligence s’il n’y avait pas l’ignorance de la co-émergence du trikāya[33]. À cela, on affirme que l’on ne pourra pas connaître quelque chose comme étant l’esprit parce que l’esprit se conçoit au simple fait que des phénomènes apparaissent et que l’on se sait les savoir.
Ainsi, ce qui est appelé Éveil est la reconnaissance que phénomène et esprit sont de même nature et co-émergents à l’image de l’océan et de la vague. Cette dite « reconnaissance » ou « réalisation » ne se présente pas à l’égard d’un objet qui serait « une nature ultime ». Cette reconnaissance ne s’annonce pas comme telle. Ce qui s’exécute de façon avérée c’est la vacuité[34] d’une illusion, le dévoilement en la vacuité de ce qui s’avère avoir été une illusion, que ce soit l’illusion la plus insignifiante ou la plus cruciale de notre existence. C’est le dévoilement de l’illusion due à la saisie, le dévoilement de l’illusion due à la soif et le dévoilement de l’illusion due à l’ignorance. Pour tous dévoilements, ceux du chemin graduel et celui du fruit direct, on se sait être témoin de la vacuité de nos illusions. La réalisation (tib. toks) d’un éveil de l’esprit se fait savoir par l’abandon (tib. pang)[35] d’une illusion.
D’un point de vue strictement factuel, tous ces dévoilements de quelqu’illusions que ce soient sont de « saveur unique ». Bien entendu, il ne s’agit pas de la saveur de la faculté gustative. Ici, il faut rapprocher saveur avec le latin sapēre[36] renvoyant au sens de savoir. Cela replace le contexte de ces dévoilements au niveau de la conscience mentale bien que le terme "saveur" est assez pertinent pour évoquer une évidence de ce savoir "sans plus d’élaboration" (tib. treu drèl) qui a été abordé dans le yoga précédent.
Par « saveur unique » on entend que
réaliser la co-émergence d’apparence/vide d’un phénomène nous fait savoir (sct.
jna, tib shé) la nature ultime commune à tous (sct. sarva, tib. kun) les
phénomènes qui conduit à ce qu’on traduit par "omniscience" (sct.
sarvajna, tib. kun shé ou kun kyèn). Le sens du terme "unique" (sct.
eka, tib. tchik) suggère l’idée d’un dénominateur commun à tous les phénomènes
sans que cela enlève la possibilité de connaître l’infini diversité des aspects[37]
que peut prendre les phénomènes.
L’ignorance de l’unique cause maîtresse[38]
qu’est la saisie d’une "entité réelle", d’un "en soi"
en l’esprit et en les phénomènes n’a plus cours.
Cette illusion est associé à l’ignorance qui consiste à “ne pas reconnaître cet “en-soi” comme cause initiale” de toutes les illusions.
À ce stade, la désillusion, l’éveil de l’esprit,
s’ouvre à la nature telle quelle des phénomènes (sct. dharmata, tib. tcheu nyi)
et de fait à celle de l’esprit, dans sa nature d’apparence parfaitement établi
(sct. parinispanna, tib. yong sou).
Ce continuum cognitif se suffit à son propre mystère qui nous
offre le loisir de la 3e co-émergence de jouissance/vide comme le
suggère la
troisième co-émergence énoncé dans le credo du Sahaja : « Au contact d'apparence et connaissance
; Toute expérience est félicité
vide ».
Personnellement je mets quelque réserve sur le terme "félicité" pour traduire le sanscrit "soukha". Il se peut que "félicité" fasse imaginer à une sorte d’orgasme spirituel et une exaltation de tous les sens. J’y préfère "aisance" pour souligner qu’il s’agit pour l’esprit d’avoir été libéré des empêchements dues aux différentes illusions et donc de disposer d’une aisance à faire usage (jouir) en toutes intelligences.
4e yoga
On le nomme "yoga de la non-méditation" (tib. gom mè) mais on pourrait le qualifier de "non-yoga". Il correspond à l’intégration des trois qui le précèdent, une sorte d’apogée qui se résume en la lettre sancrite "a" de yoga (tib. nèl djor) et que les grammairiens tibétains ont traduit pas « nèl » signifiant « naturel », la naturelle nature de l’esprit et des phénomènes.
ཨ
Une fois bien ciblé le nœud d'une illusion
le dénouement se fait naturellement
[1] Pensée : en tibétain "sam" (བསམ་) (sct. cit) qui est le futur de sèm (སེམས་) (sct. citta) que l’on traduit par esprit.
[2] Connaissance (rik pa). Dans son introduction au
Sahaja-mahamoudra, Soukhasiddhi utilise l’expression : Rik tché sèm ( རིག་བཅས་སེམས་་་་་ ) qui
peut se traduire par “esprit connaissant”.
[3] Il faut bien faire la
distinction entre “concept” et “imputation” (sct. vikalpa, tib. nam tok). À
l’instant du contact de l’aspect (forme) et de l’expérience (sct. vedanā, tib.
tsor oua), le concept qui en ressort n’étant pas reconnu comme apparence vide
(sahaja), la soif génère une saisie pour
valider (sct. kalpanā, tib. tok pa) l’aspect (tib. nam) comme l’information
d’une réalité objective, l’imputant (tib. nam tok) ainsi d’une altérité.
Kalpanā est cette fixion artificielle faite sur un aspect naturellement conçu.
Le terme sanscrit kalpa a deux sens. Au sens exotérique, c’est une grande période de temps. Au sens ésotérique, c’est "l’instant d’un attachement erroné" ou plus précisément "l’instant d’un imaginaire admis pour réel".
[4] Extrait de wiktionnaire.fr
: « Le latin forma, synonyme d’idea, provient, selon le Dictionnaire
étymologique latin [Michel Bréal et Anatole Bailly, Éd. Hachette, 1885], de la
même famille de mots que firmus (ferme), frenum (frein), fretus (appui,
support). L’idée commune contenue dans ces mots est celle de « tenir ».
Comparez avec le substantif français tenue. Ces mots latins sont issus de
l’indo-européen commun *dher-[2] (tenir) qui donne le sanscrit धरति dharati (
tenir) et धर्म dharma....
[5] Ce préfixe sanscrit
« vi » se rapproche du préfixe « dis ». Par exemple
pour « vipassana » qui est l’aptitude de l’esprit de pouvoir
discerner c’est-à-dire cerner « globalement » tout en distinguant et
ainsi reconnaître les trois co-émergences (sahaja) dissipant les trois
ignorances. Ce préfixe se retrouve également dans le terme
« vijnana » (tib. nam shé) qui est la science (sct. jnana, tib. shé)
en l’aspect (sct. vi, tib. nam) d’une
des six facultés sensorielles, ce qui donne six consciences aspectives qui nous
font savoir : entendre, sentir, goûter, toucher, voir et penser.
Nous
avons encore le terme vijñaptimātra (tib. Nam-par Rik Tsam-nyi) qui est un concept
essentiel des philosophies yogāchārya et cittamātra.
Vijñāptimātra est composé de vijñāna + āpti* +mātra que je
m’aventure à traduire mot à mot par : science aspective + aptitude** + juste.
Il est à remarquer que les
grammairiens tibétains ne traduisent pas, comme à l’habitude, Vi-jñā par
Nam-shé mais par Nam Rik.
L’apparence
désigne l’aptitude d’une co-émergence de clarté/vide. En vertu de cela les
apparences s’aspectent en dépendance de causes et circonstances. Ainsi, il y a
"justeté" d’avoir connaissance de par l’aspect”.
Le
concept de Vijñāptimātra décrit le “miracle cognitif” où la vacuité est la
source de toutes les co-émergences. Alors qu’il n’y a rien de réel, comment se
fait-il qu’il y ait connaissance ? Cette justeté signifie que l’aspect est
la juste mesure pour qu’il y ait connaissance.
* Le sanscrit āpti : atteinte, obtention ; acquisition, gain ; abondance,
fortune ; connection, rapport, relation ; aptitude, adéquation.
** Aptitude : du latin aptitudo - aptus.issu de l’indo-européen commun
*ap (« prendre, atteindre, toucher ») qui donne en grec ancien πτω, hapto («
unir, joindre »).
[6] Le trikaya : dharmakaya, sambhogakaya et
nirmanakaya, définit la nature cognitive de
l’esprit. Quand on réalise le dharmakaya, c’est une personne qui réalise le
dharmakaya de son esprit, on ne réalise pas le dharmakaya de la personne ou de
l’être. La nuance est importante, d’autant plus que l’on a pris l’habitude de
traduire "kaya" par Corps avec toute la confusion que cela peut
produire sur l’imaginaire quand on entend que « le dharmakaya est le Corps
de lumière d’un être éveillé ». Kaya désigne le système cognitif de
l’esprit selon la nature vide du
phénomène (dharma), selon la nature de l’apparence (nirmana) et selon
l’usage/jouissance (sambhoga).
[7] Rab. Science (tib. shé) dont l’objet est le sublime
(tib. rab) parmi tous les objets connaissables (sct. jneyalaksana, tib. shé
dja), c’est-à-dire leur vacuité d’existence intrinsèque.
[8]
Lors d’un enseignement en 1986,
Sitou Rinpotché rapprochait le préfixe Yi de Yidam avec le Yé de Yéshé) disant
que ce Yi devait être du vieux tibétain oral et qu'il ne faut pas confondre le
Yid de mental.
[9] Connaissable, c’est-à-dire potentiellement intelligible (sct. jñeyatā) à l’esprit. Dès lors qu’un connaissable s’avère “connu” donc conçu à l’esprit, ce “connu” est exclusivement une manifestation de nature mentale, c’est-à-dire un phénomène (sct. dharma, tib. tcheu), une apparence (sct. pratibhāsa, tib nang-oua.).
[10] Contact : 6e des douze facteurs mentaux.
[11] Cette triple imputation donne ce qu’on appelle les trois enfermements (tib. khor soum) suite aux trois occurrences de l’ignorance fondamentales : 1) Celle qui consiste à “ne pas reconnaître cet en-soi comme cause initiale” de toutes les illusions ; རྒྱུ་བདག་ཉིད་གཅིག་པའི་མ་རིག་པ། - Gyu dag nyi tchik paï ma rik pa. 2) Celle qui consiste à “ne pas reconnaître la co-émergence” ; ལྷན་ཅིག་སྐྱེས་པའི་མ་རིག་པ། - Lhèn tchik kyé paï ma rik pa. 3) Celle qui consiste à ne pas “reconnaître la nature imagée”; ཀུན་བརྟགས་པའི་མ་རིག་པ། - Kun taks paï ma rik pa.
[12] Les cinq agrégats : forme, sensation, perception, ré-activité et conscience aspective.
[13] Extrait du Acintyabuddhavsiayanirdesa soutra
[14]
Le terme intelligence est emprunté au latin intellĕgentĭa,
lui-même dérivé du latin intellĕgō (« discerner, démêler,
comprendre, remarquer ») dont le préfixe intĕr (« entre,
parmi ») et le radical lĕgō (« ramasser, recueillir,
choisir »), ou ligare (« lier »)1
donnent le sens étymologique de « lier les éléments entre eux », ou
« choisir entre, ramasser parmi (un ensemble) ». Intellect (sct. buddhi, tib.
lo) est formé sur le supin de intellĕgĕre, donnant une forme nominale.
[15] Toute manifestation matérielle, biologique et mentale, est un agencement des cinq éléments (Terre, Eau, Feu, Air, Espace). Il n’y a pas de manifestation en dehors des cins éléments.
[16] Ici, je prends le risque
d’utiliser "noumène" pour traduire dharmata (tib. tcheu nyi). Dharma
se traduit par phénomène en tant qu’apparence mentale ou intelligible, et le
suffixe "ta" est l’équivalent de notre suffixe "té". On
pourrait traduire dharmata par phénomènité ou encore par
"apparencialité". Quel que soit le mot employé, c’est le sens qui
prime et auquel il faut se référer. Dharmata souligne la nature ultime du
phénomène qui est d’être vide de nature intrinsèque, de réalité, d’absolu,
d’essence et pour autant de nature d’apparence intelligible.
[17] Référence au mandala des
cinq Éveils (sct. cinq dhyani bouddha) où les cinq perceptions distordues (sct.
kléshas, tib. nyeun mong) s’avèrent être de la nature de cinq intelligences
primordiales (sct. jnana, tib. yéshé).
[18] « Le karma est l’activité de cinq
agrégats », une activité d’ordre mentale cohérente et conséquentielle
entre chaque processus. Si la soif et les imputations aliènent les cinq
agrégats, le karma s’en trouve perturbé.
[19] Mūḍhā confus, stupéfié, égaré ; sot, niais ; stupide, idiot, crétin ; insensé, fou.
[20] Ignorance (non gnose)
aurait pu suffire mais je souhaitais rester cohérent avec l’idée de science
(gr. gnose).
[21] En tibétain, la syllabe
“yul” (sct. viṣaya) signifie objet. Alors qu’en français nous avons
"sujet", terme tant controversé et qui à lui-même est une incitation
à l’identification, les grammairiens tibétains, en fin phénoménologues du
Dharma pour qui leurs mots doivent rapporter des fonctionnements cognitifs, ont
assemblé deux syllabes formant le mot “yul tchén” (sct. viṣayin) qui littéralement
veut dire “doté d’un objet” et que je choisis de traduire par “disposant
d’objet”. Yul tchèn n’est pas un substantif mais désigne un moment cognitif,
celui d’une claire évidence de se savoir “disposant (tib. tchèn)
d’un objet (tib. yul)”.
[22]
Référence à la troisième co-émergence énoncé dans le credo du Sahaja :
« Au
contact d'apparence et connaissance ;
Toute expérience est félicité vide ».
[23] Voir la note 4.
[24] Je fais référence au merveilleux chant de Soukhasiddhi : « En l’espace sans référence et vide, Capte la racine de l'esprit qui connaît. Une fois captée la racine, reste détendu ». །ནམ་མཁའ་རིས་མེད་སྟོང་པ་ལ། །རིག་བཅས་སེམས་ཀྱི་རྩ་བ་གཅུན། །རྩ་བ་གཅུན་ལ་༐ལྷུག་པར་བཞག
[25] Cf. Chant de Soukhasiddhi
ci-dessus.
[26] Cf. le credo du Sahaja
[27] Le chemin de la vision est l’un des cinq chemins qui conduit à l’Éveil. C’est le chemin où l’on réalise par le discernement les différents illusions qu’engendre l’imputation d’avoir pris pour un "état réel" ce qui s’avère de nature imagée (tib. kun tak pa).
[28] Samatha et vipassana ne sont pas, à proprement dit, des méthodes de méditation. Ce sont des aptitudes naturelles de l’esprit qui vont s’épanouir à la suite de la concentration et la contemplation. Ainsi, samatha est l’aptitude qu’a la con-science « savoir sans discours imputatoire » alors même qu’il y a cessation du discours imputant (vikalpa), et vipassana est l’aptitude qu’à l’esprit de discerner sans dissocier et donc de reconnaître la co-émergence (sahaja).
Voir : http://www.yogi-ling.net/Samatha%20Vipassana/samathavipassana.htm
[29] རྩེ་གཅིག་མའི་རྣལ་འབྱོར།
[30] ལྷན་ཅིག་སྐྱེས་པའི་མ་རིག་པ་
[31] སྤྲོས་བྲལ་གྱི་རྣལ་འབྱོར།
[32] ཀུན་བརྟགས་མ་རིག་པ་
[33] Le trikāya désigne la nature trinaire du couple esprit/phénomène.
[34] Voir les vingt vacuités
énoncées par Candrakirti.
[35] Pang Toks (sct. prahāṇa). Abandon/ obtention. Comme bon nombre de termes tibétains décrivant la phénoménologie de l’esprit, ils sont composés en binôme pour souligner l’idée de co-émergence et réfuter l’idée d’absolu.
[36] Du
latin populaire sapēre, en latin classique sapĕre, « avoir
de la saveur », avec influence de sapiens « sage », d'où
« être perspicace », « comprendre », puis
« savoir », et élimination du classique scire
« savoir ».
[37] Selon le credo du Sahaja, la réalisation des deux premières co-émergences se dit « la vacuité qui possède le meilleur de tous les aspects » et la réalisation de la troisième co-émergence est appelée « la suprême félicité » (sct. maha soukha). Il existe aussi l’expression "connaissance de l’ensemble des aspects" (tib. nam pa tam tché kyèn pa).
[38] རྒྱུ་བདག་ཉིད་གཅིག་པའི་མ་རིག་པ་