La nature triple de l’apparence mentale
retranscription d’un enseignement
de Lama Shérab Namdreul
Un phénomène
[1]
(sct. dharma) est une apparence mentale de nature triple (sct. tri-svabhāva, tib. rang chin soum
[2]
- རང་བཞིན་གསུམ་). C’est en cette nature triple de l’apparence que s’établit le Dharmadhātou..
1) Une nature de mode dépendant
(sct. paratantrasvabhāva, tib. shen
ouang gui rang chin -་ གཞན་དབང་གི་རང་བཞིན་
L’apparence n’est ni réelle ni irréelle. Elle apparaît en “dépendance de”, en relativité, en toute cohérence. Cela signifie que l’apparence est vide d’altérité, d’objectivité, et qu’elle est de nature transitoire conforme à toute relativité..
Sous l’effet du voile de la soif (sct. tṛṣṇā), les caractéristiques transitoire et relative de l’esprit et des phénomènes ne sont pas reconnues comme telles mais, au contraire, sont appréhendées comme étant de nature intrinsèque et permanent.
2) Une nature de mode imagé (sct. parikalpitasvabhāva, tib. kun tak kyi rang chin
- ཀུན་བཏགས་ཀྱི་རང་བཞིན་).
Il n’est pas d’apparence illusoire et l’apparence n’illusionnent pas. Sous son mode “imagé”, l’apparence reste loisible tout aussi bien à la gnose (sct. vidya, rik-pa) qu’à l’ignorance (sct. avidya, ma rik-pa).
Par imagé, on entend un continuum
(film) de “représentation mentale” dont la signifiance se façonne selon les
causalités qui s’opèrent : la causalité de la manifestation (cinq éléments),
selon le karma du processus cognitif (cinq agrégats) et selon la portée des
voiles et obstructions sur l’esprit (cinq sagesses).
Sous l'effet du voile de la distorsion émotionnelle (sct. klésha), ce mode imagé est l'objet de la saisie imputative (sct. vikalpa, tib. namt-ok) qui consiste à imaginer une réalité. C'est important de bien comprendre l'aberration de cette imputation : vikalpa (tib. nam-tok) est le temps (kalpa) cognitif où s'instaure une fiction, un imaginaire, un phantasme, qui consiste à prendre pour réel un mode qui est par nature "imaginale" [3]. En fait, qu’ils procèdent du discernement ou de la discrimination, tout connaissable reste de mode imagé.
3) Une nature de mode parfaitement
établie, aboutie (sct. parinispannasvabhāva, tib. yong sou droub - ཡོངས་སུ་གྲུབ་པའི་རང་བཞིན་).
Ce mode suggère l’idée de complétude. L’apparence n’est pas la traduction ou la transposition d’une réalité dont il faudrait interpréter le message et derrière laquelle se cacherait une essence des choses. Réalisant la co-émergence de
l’apparence/vide
[4], elle se présente manifeste, évidente
[5].
Sous l’effet de l’ignorance de cette co-émergence (sct. sahaja avidyā, tib. lhén kyè ) de ces trois modes, nous appréhendons toute manifestation comme ponctuée d’apparition et de disparition, de naissance et de mort.
La co-émergence de l’apparence/vide est trans-apparence [6] sans origine, sans cessation et sans demeure (durée). Une trans-apparence en continuelle changement où la nature d’apparence garde le seul sens d’apparaître et parce qu’elle ne peut être souillée de notre saisie, de notre soif et de notre ignorance, elle reste loisible tout aussi bien à la gnose (sct. vidya, rik-pa) qu’à l’ignorance (sct. avidya, ma rik-pa).
Ces trois modalités de l’apparence
mentale caractérisent (sct. lakṣaṇa, tib. tsèn ny) tout “connaissable”
(sct. jneyalakṣaṇa, tib. shé
dja), c’est-à-dire tout ce qui advient intelligible à
l’esprit, le phénomène (sct. dharma).
Question
: Pouvez-vous précisez ce qu’on entend par “connaissable” ?
Réponse
: Précisément ce qui est “potentiellement intelligible”.
Par exemple, l’onde de choc que je
déclenche en frappant ce bol tibétain n’est pas intelligible à l’esprit. En
tant que telle, l’onde de choc n’est pas audible. Heureusement d’ailleurs,
sinon toutes les vibrations alentour se feraient entendre à l’esprit ce qui
serait insoutenable. Pour qu’une onde de choc soit audible plusieurs facteurs
doivent être réunis, tout particulièrement le facteur mental “contact”[7] + les
cinq facteurs omni-fonctionnels (tib. kun dro nga - cf. saṃskāra). Cette conjonction stimule, en la conscience base réceptacle
[8],
le connaissable qui traduira l’onde de choc en un phénomène mental (agrégat forme) qui
permettra une expérience cognitive (agrégat sensation) validée par le fait de
se savoir entendre (agrégat perception)...
L’ignorance de cette triplicité indivise et co-émergente (lhèn
tchik kyi ma-rik-pa) fait
qu’il y a ignorance du mode dépendant et qu’ainsi, chaque aspect (tib. nam) que prend l’apparence (tib. nang)
est imputé (sct. vikalpa, tib. nam-tok) d’une
altérité distincte d’une connaissance elle-même distincte. C’est comme prélever
(saisie) d’un fleuve (nature transitoire) un seau d’eau (aspect) et, au lieu de
reconnaître que l’on dispose d’un aspect de même nature transitoire que le
fleuve, on affirmerait que cette masse d’eau contenu dans le seau existe à
part entière (entité) dans le fleuve. De la même manière, pour prendre
l’exemple des vagues et de l’océan, ce serait penser qu’une vague émerge du
fond de l’océan puis réintègre l’océan.
Question
: Peut-on dire que les modes dépendant et imagé sont relatifs
et que le mode manifeste est ultime ?
Réponse
: Non, pas du tout. On ne trouvera pas d’un côté une vérité
relative et de l’autre une vérité ultime. On ne parle pas de deux vérités
distinctes. La relativité est l’ultime réalité et réciproquement. La relativité
est vide de réalité, et l’absence de réalité se démontre par la relativité. Et
ainsi de suite...
La co-émergence est tout le
contraire d’une binarité. La co-émergence désigne une unité fonctionnelle et pour
faire unité il faut un minimum de “deux en un” comme par exemple la dualité
onde/corpuscule de la lumière ou la dualité
[9] universel yin/yang. On peut établir
une co-émergence de “trois en un”, de “quatre en un” et cela jusqu’à l’infini.
Ainsi, l’individu est présenté généralement comme une co-émergence indivise de
trois fonctions esprit/verbe/corps. Quoiqu’il en soit, le principe de base
étant une co-émergence de modes indivis. . Ici, on parle d’une nature de
l’apparence, cette nature est une co-émergence indivise de trois modes.
Dire que les modes dépendant et
imagé sont relatifs et que le mode manifeste est ultime c’est comme dire que
les modes vapeur et solide (glace) de l’eau seraient relatifs et que le mode
liquide serait ultime. Que dire du soleil dont la co-émergence "masse
gazeuse/rayonnement/chaleur" sert d’image traditionnelle pour faire comprendre
la co-émergence du Trikaya de la nature de l’esprit et des phénomènes.
À lire certains commentaires en
français, j’ai l’impression qu’il y a une tendance à penser que les modes dépendant
et imagé seraient erronés et voileraient la nature ultime de l’apparence.
Cette vue binaire m’inspire un
exemple. Prenons le paysage d’une vallée sous la brume. Avec une vue discriminante,
une saisie binaire va imputée (tib. nam-tok) une
caractéristique propre sur ce que devrait être la vallée en soi, en l’occurrence
celle que je m’attend de voir quand il n’y a pas de brume. Ipso facto, la
saisie binaire impute une caractéristique propre sur la brume qui, en l’occurrence,
est de m’empêcher de voir ce que je décrète comme la véritable vallée. Tout
ceci m’empêche de voir que vallée et brume participent de toute évidence du
paysage. Ainsi, qu’il y ait vallée/brume, vallée/pluie, vallée/neige,
vallée/azur, il n’y a pas d’autre paysage plus parfaitement légitime que celui
de la nature d’image transitoire et interdépendante.
Du fait d’ignorer la co-émergence
naturelle de toute manifestation, la soif discriminative catégorise faisant fi
de l’interdépendance et la saisie imputative (tib. nam-tok)
reduit en cliché le continuum imagé. En réalisant la
co-émergence des trois modes de l’apparence, l’on devient témoin du paysage de
toute manifestation dans le respect de la nature transitoire, interdépendante
et vide.
Reprenons l’exemple d’une expérience
auditive. L’onde de choc, l’oreille, la faculté, l’intention, l’orientation
mentale, le son et la conscience auditive, tous les maillons de cette chaîne de
production interdépendante et relative sont vides de nature propre. Ils sont de
nature dépendante. Aucune entité ne pouvant être connue, la conscience mentale
n’a de l’apparence qu’une perception de l’ordre de la représentation, de
l’image. Réalisant l’évidence de ces deux modes (dépendant et imagé), on
réalise la nature parfaitement établie de l’apparence, co-émergence de clarté-vacuité.
Ces trois natures de l’apparence sont, d’après Asaṅga,
les caractéristiques de tout intelligible (connaissable).
[1]
Du latin phaenomenon emprunté au
grec phainomenon (« apparence ») qui renvoie à phaínesthai (« se montrer ») phaínô (« mettre au
jour », « mettre à la lumière »)
[2] Le sanscrit tri-svabhāva est parfois traduit en tibétain par “nog-ouo nyi soum” (ངོ་བོ་ཉིད་གསུམ་) précisant plus l’idée d’une “unité triple” alors que “rang chin” décrit plus un mode caractérisé de l’apparence.
[3] Le tibétain "tak" dans "kun tak kyi rang chin" renvoie au sanscrit "prajñāpti", l'aptitude du discernement de reconnaître l'activité cognitive comme un flot d’images mentales, tandis que le tibétain “tok” de "nam-tok" est l’imputation qui fait fi de ce discernement en fixant une réalité sur de l’image. Cependant, on ne peut pas échapper au mode imagé ce qui fait que cette fixité erronée reste une fiction.
[4] Vide de l’altérité que notre ignorance impute à l’apparence.
[5] Dans l’échange avec Métripa, Saraha lui répond en exprimant cette évidence : "Mahāmudrā est un nom que l'on donne au fait que tous les phénomènes se manifestant depuis l'origine sont au fond ce qu'ils sont.
[6]་« Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau ». Anaxagore, philosophe grec né vers 500 et mort en 428 av. J.-C.
« Le Mahāmudrā est un nom que l'on donne au fait que tous les phénomènes (sct. dharma) se manifestant depuis l'origine sont au fond ce qu'ils sont (sct. dharmatā). ». De même, ici, on peut dire que l’apparence a pour nature d’apparaître.
[7] Le contact est le sixième des douze facteurs mentaux interdépendants. La compatibilité de l’objet, l’organe et la faculté (cf. agrégat Saṃskāra) produit l’intelligiblité sous forme d’apparence mentale.
[8] Selon Le Mahāyānasaṃgraha d'Asanga, la conscience base réceptacle (sct. ālaya-vijñāna, tib. kunchi-namshé) est la base du connaissable (sct. jñeyāśraya).
[9] Dualité n’est pas une “binarité” composée de deux entités indépendantes