L'immédiateté native
Enseignement original de Lama Shérab Namdreul
L’esprit ne se fait pas d’illusion sur lui-même. Il n’y a pas d’instant où l’esprit apparaît à lui-même, se présentant comme objet à lui-même et se saisissant comme une entité en propre. L’esprit ne peut se présenter comme objet de sa propre connaissance. Le Savoir 1 ou connaissance (sct. Vidya, tib. Rik pa) est clarté auto illuminante, non associé. C’est-à-dire que le Savoir ne dépend pas de l’objet affirmé « connu » pour savoir. Sinon, comment serait-il possible de s’établir en le mode d’être naturel. Il n’y a pas l’illusion d’une entité (soi) sur l’esprit. Il n’y a donc pas à réaliser le vide d’un soi en l’esprit.
Il n’y a qu’une seule illusion : la saisie d’une entité en les phénomènes qui les fait apparaître à l’esprit comme altérité (tib. Shen) en propre et distincte. La saisie ne peut se poser que sur les phénomènes qu’ils soient animés, inanimés, permanents ou impermanents, du samsara comme du nirvana. La saisie d’une entité propre en les phénomènes entraîne à l’esprit une appréciation d’altérité en ces phénomènes.
L’esprit ne s’est jamais illusionné de quoi que ce soit à son sujet. Ne cherche pas à te placer en un esprit vide d’entité. Tu tourneras en rond. Cesse.
De même, l’apparence, en tant que telle, n’est pas vide d’entité. C’est parce qu’on saisit une entité en l’apparence qu’on nous enseigne la vacuité d’entité en l’apparence. Ne cherche pas comment se présenterait une apparence vide d’entité mais place-toi en le Savoir qui cesse toute imputation.
Comment voulez-vous réaliser l’absence d’un soi en l’esprit qui ne s’en est jamais attribué un, même faussement. Il n’y a pas même quelque chose comme étant l’esprit.
Exécute-toi une fois pour toute en la cessation de toute imputation.
Laisse aux apparences le seul sens d’apparaître et l’esprit participera de sa seule évidence (tib. Lhun Gyi Droup) lumineuse même (tib. Rang Sel) de savoir (tib. Rang Rik).
La conscience simple et immédiate (tib. Shé pa) est libre d’élaboration à son égard. En cela, elle est « Savoir même » (tib. Rang Rik). D’autre part, la conscience simple et immédiate n’a pas lieu de définir un objet connu pour opérer. En cela, elle est « Lucidité même » (tib. Rang Sel). Cette conscience est libre à toute cognition (sct. Vijnana, tib. Nam Shé). Elle est non-associée à un objet de cognition et indépendante du sujet qui s’y réfléchit. Elle est non-entravée de la médiation (sct. Vi, tib. Nam) d’appropriation (tib. Zoung) et de saisie (tib. Dzin). Appropriation d’un objet connu et saisie d’un sujet réfléchi. Elle est non-entâchée des causes et conséquences de cette médiation car cette médiation est une illusion sans fondement.
Certes, cette conscience est, par sa nature même, vide d’une entité propre. Mais rien, ni personne, aucun objet ni sujet ne prête une telle réalité à cette nature même. À quel moment et à quel endroit lui serait-il possible une telle méprise.
Le fait de ne pas reconnaître 2 (sct. Avidya, tib. Ma Rikpa) apparence et connaissance comme co-émergent (sct. Sahaja, tib. Lhèn Kyé), l’apparence est « saisie », « entifiée » en dépit de sa nature transitoire et dépendante. C’est comme tirer un échantillon du continuum clair de la manifestation et ensuite le traiter à part entière comme entité indépendante sans aucune relation à ce continuum. Cette saisie donne l’illusion d’un destinataire qui confirme son existence propre et indépendante en terme de sujet (tib. Yul Tchen) puisque disposant (tib. Tchen) d’un objet (tib. Yul). Le sujet vient en réflexion (réfraction) de l’objet. Sur la base de la saisie d’une essence propre en l’apparence se fait la saisie d’une caractérité (tib. Tsen Nyi) objectivement réelle et vient ensuite la saisie nominale.
Quand vient le sentiment d’un soi en l’esprit, il s’agit d’une saisie en un phénomène animé établi sur la base de l’agrégat conscience discriminante (sct. Vijnana, tib. Nam Ché). Ce n’est pas parce qu’il y a sentiment d’une identité en propre qu’il s’agit d’une perception erronée à l’encontre de l’esprit même. Il ne peut y avoir que saisie d’altérité (tib. Shen). Il n’est pas de saisie d’un même (tib. Rang) en l’esprit par lui-même.
Le sentiment de sujet vient en dépendance du sentiment d’objet puis la distorsion pathologique (tib. Nyeun Mong), sct. Klésha) vient en dépendance d’un processus mental réducteur et discriminatoire (tib. Dus Djé pa) ; un objet conçu comme objectivement réel par ses caractérités propres qui se ferait connaître à un sujet subjectivement réel comme le destinataire justifié de sa distorsion et de sa réaction. Ce processus n’entraîne qu’inquiétude et contrariété (sct. Doukha) car nous nous condamnons à justifier l’existence d’une identité totalement virtuelle et cogitale. Cette soif d’existence est la raison fondamentale de Doukha.
Il n’y a pas de connu qui ne soit pas conçu. L’esprit seul étant connaissance il n’y a pas de connu en dehors de l’esprit. Le connu perçu comme une entité propre (voile de l’ignorance) renvoie l’idée d’un sujet en propre. La discrimination d’un connu et d’un connaisseur s’établit (voile de la dualité) donnant l’illusion « qu’un connu M’est connu » 3. Quand vient le sentiment de « je » ce n’est qu’un phénomène réflexif et dialectique. Mais on ne le reconnaît pas comme tel. On le saisit comme une entité propre. Je est un autre 4. Ce je n’est autre que du connu. Il n’est pas préexistant. La saisie du sujet comme entité propre entraîne alors la saisie en l’agrégat conscience. Cette saisie voile la conscience immédiate de base (tib. Kun Chi Yé Shé) et l’empêche dans l’exercice de ses facultés immédiates ; ce qui donne l’illusion d’une « conscience de ». Les trois enfermements (tib Khor Soum) de la saisie (objet, sujet et conscience de) deviennent le terreau du voile des distorsions (sct. Klésha) dont la réactivité et l’é-motion induisent en le mental souillé une répercussion schématique (voile du karma). Nous créons en quelque sorte une identité parallèle à la véritable nature de l’esprit. C’est sur cette identité parallèle que se greffe la conséquence karmique des émotions et leur conditionnement latent. C’est en cela que le karma est illusoire mais tant qu’on s’en tient à l’illusion de cette « identité d’emprunt » nous éprouvons la manifestation de cette illusion qui est Doukha.
Il est nécessaire de pacifier (tib. Chi Djé pa) ce processus (sct. Samskara, tib. Dus Djé pa) par la pratique de Samatha (tib. Chi Né). Une fois le mental libre de ce processus illusoire il peut s’établir en le savoir intuitif qu’est Vipassana (tib. Lhak Tong). Une fois le mental dégagé d'activité (sct. Amanasikara, tib. Yid la Djé pa Mé pa) sa propension discriminatoire (sct. Ahamkara) se révèle comme sa qualité inhérente de discernement clair.
Le fonctionnement dialectique propre à la nature mentale de l’esprit n’est pas à rejeter en tant que tel. Il faut se défaire de la saisie qui s’établit lors de cette dialectique. Cette saisie prend pour réel ce qui n'est en fait que dialectique et relatif.
Ce processus dialectique est un fonctionnement naturel du mental et il est nécessaire à la bonne santé psychique de l’individu. Par contre cette dialectique n’est pas reconnue comme telle. Du fait de sa méconnaissance (tib. Ma Rik Pa) une discrimination réductrice (sct. Samjnana, tib. Dus Shé pa) rentre en jeu qui perçoit un autre en soi propre (altérité) et un soi en soi propre (identité). Ce qu’on nomme communément par voile de la dualité. Cependant, il est bien évident que de se percevoir comme soi vis-à-vis de l’autre et de se savoir être soi et pas un autre est tout à fait naturel et sain. Tout le problème vient d’une vue erronée qui prend pour entité indépendante ce qui est produit dépendamment d’autre et qui prend pour réel ce qui est relatif et dialectique. L’identité de l’étant soi n’est pas celle d’un être en soi mais se constitue dans le rapport à l’autre lui-même disposant d’une identité d’égale constitution.
Le mental est naturellement dialectique. C’est le fondement d’une santé psychique et du discernement raisonnant (sapience). Quand vient au mental l’idée de gauche c’est qu’une idée de droite est survenue. Le mental ne peut pas établir une idée de gauche en tant que telle et inversement une idée de gauche ne peut s’établir d’elle-même en le mental. Placez-vous sur un des deux trottoirs d’une rue. Aucun des trottoirs ne s’affirmera en tant que celui de gauche en soi et/ou de droite en soi. Supposons que vous souhaitez donner rendez-vous à un ami et que vous êtes stupide, ce n’est qu’une supposition, vous lui téléphonez avec votre portable et vous lui dites de venir vous rejoindre sur le trottoir de gauche. Vous faites une totale abstraction de toute référence relative à votre situation et à celle d’autrui. Vous vous figez dans une position égocentrique, un référent absolu.
Maintenant, le problème est que l’on pense qu’il y a justement une gauche en soi et une droite en soi. On ne reconnaît pas la validité relative de ce fait qu’il y a une gauche en dépendance d’une droite et réciproquement. De la même manière, le fonctionnement dialectique de l’autre et de sa propre personne permet un rapport sain et rationnel dans un équilibre sentimental et intellectuel.
Ce qu’on appelle esprit (tib. Sém pa) désigne le fait même d’expérience ; expérience d’ordre mental qui se produit comme un avènement continuum clair et co-émergent (sct. Sahaja, tib. Lhèn Kyé) d’apparence (tib. Nang oua) et de connaissance (tib. Rik pa). Cet avènement natif du continuum est, à chaque instant, ignoré, non reconnu (sct. Avidya, tib. Ma Rikpa). L’ignorance est une inadvertance de chaque instant. Elle n’est pas l’ignorance de quelque chose comme le fait que quelque chose nous serait cachée, retiré de notre connaissance. C’est en fait que l’esprit « doté de » Rik pa (tib. Rik Tché Sém) n’entre pas en fonction par faute d’attention d'un seul instant. Un instant fait la différence.
Il n’est pas question de connaître la nature de l’esprit comme étant quelque chose. L’esprit ne désigne pas quelque chose qui a la faculté de connaître, une sorte d’organe à l’intérieur du corps. Il est question de réaliser l’instant de la nature co-émergente de l’apparence et de la connaissance, unification de clarté-vacuité.
NOTES
1 Savoir. Le terme savoir renvoie au latin sapere duquel vient sagesse, sapience et saveur. Au mot savoir j'associe l’expérience de saveur, de goût direct, qui exclue toute forme cognitive contrairement au terme connaissance qui sous entend un sujet connaissant et un objet de cognition. Quel que soit le choix du terme français, le plus important est de lui donner le sens du terme tibétain Rik pa (sct. Vidhya) qui est non-cognitif.
2 Les quatre voiles
Les deux voiles qui recouvrent la connaissance (tib. Rik pa)
Le voile de l’ignorance fondamentale et le voile de la saisie discriminante
Les deux voiles qui perturbent l’esprit
Le voile des distorsions (sct. Klesha) et le voile du karma souillé
3 Il est intéressant de faire remarquer que le terme « atman » en sanscrit est un pronom réfléchi comme le « me » en français. Les hindouistes l’ont substantivé pour créer l’idée de Soi. En fait l’idée bouddhique n’est pas de savoir s’il y a un Soi ou non, mais de ne pas prendre ce phénomène « réfléchi » atman ou « me » comme ayant une réalité en soi. D’ailleurs, les tenants de l’école Shen Tong ne se gênent pas de définir la nature fondamentale de l’esprit comme le Soi.
4 « je est un autre ». Cette affirmation d’Arthur Rimbaud n’est pas celle d’un schizophrène. Elle relève d’une expérience qui peut être faite en l’occurrence dans l’exercice poétique de l’écriture au moment de l’inspiration comme point culminant d’une observation s’abstenant d’écrire quelque chose. Rimbaud poursuit : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute…