Les cinq blessures
ou les cinq procès karmiques

Injustice – Humiliation – Trahison – Abandon – Rejet

 

(Propos recueillis sur divers enseignements de lama Shérab Namdreul à Yogi Ling)

Il existe de nombreuses blessures, aussi en recenser cinq types majeurs comme le fait Lise Bourbeau (1), bien que ne partageant pas tout à fait son approche psychologique, suscite en moi un vif intérêt. Non seulement ce chiffre cinq renvoie à la configuration du mandala, mais ces blessures s’ajustent par analogies et associations avec les cinq familles de Bouddhas. La synthèse facilite l’analyse et l’analyse soutient la synthèse.

Cinq blessures et cinq incapacités

Famille Vajra
Karma d'injustice.
L'incapacité d'aimer et d’entrer en relation.

Famille Ratna
Karma d'humiliation.
L'incapacité de partager, d'échanger.

Famille Padma
Karma d'abandon.
L'incapacité de discerner et d'apprécier.

Famille Karma
Karma de trahison.
L'incapacité de se réjouir et d'estimer.

Famille Bouddha
Karma de rejet.
L'incapacité de réalisme et de faire face.

Maintenant, mon approche bouddhique étant une phénoménologie de l’esprit, je ne conçois pas ces blessures confirmant comme tels un blesseur et un blessé, et comme telle une situation blessante. Effectivement, il est souvent admis que les blessures sont la conséquence d’évènements précis. Mais ce n’est pas le cas. Les blessures sont la conséquence de notre perception d’un événement et la perception dépend du karma. C’est ainsi qu’il y a une diversité de perceptions et réactions pour un même événement donné.
Le karma n’est pas une loi qui organise la rétribution d’événements et de situations. Le karma est un processus causal du mental souillé par l’illusion ou éveillé, et ce processus organise en conséquence notre façon d’appréhender les situations et les expériences. Ce processus s’articule dans l’organisation des cinq agrégats. Cette organisation devient ce qu’on en perçoit et ce qu’on en fait. Cela veut dire que l’individu a toutes les commandes entre ses mains mais qu’il ne s’en sert pas toujours à bon escient.
Quand ces « blessures » deviennent des pathologies récurrentes et des tourments insidieux, cela veut dire que notre illusion égocentrique subit un ébranlement profond, que notre croyance en une entité est en péril.
Dans la tendre enfance, nous avons de nombreuses occasions de nous construire par petites morts successives. Malheureusement ce n’est pas simple quand la conscience a un passif karmique lourd. Il faudra, pour certains, attendre l’âge de raison ou l’adolescence ou encore une situation forte durant notre vie d’adulte ou au pire sur notre lit de mort.

Vacuité et entité
Vacuité désigne l’absence d’entité aussi bien en les phénomènes qu’en l’esprit même.
Pour entrevoir la vacuité d’entité il faut bien comprendre ce qui est réfuté en la personne et sa perception. Le Bouddha Sakyamouni définit la personne comme un continuum fluctuant de perceptions. L’idée de continuum s’oppose à l’idée d’entité. Et inversement, il y a continuum en vertu de la vacuité. Il y a saisie d’une entité en vertu de la non connaissance de la vacuité. C’est en cela l’illusion.
C’est sur cette idée d’entité en sa personne que nous établissons notre sentiment d’existence. Ce sentiment d’exister en tant qu’entité est une construction constamment menacée que je définis par fixion. Cette fixion ne laisse pas de repos à notre subconscient cogital et discursif qui reconstruit constamment les bases de son illusion plutôt que de le laisser se résorber en sa vacuité.
Il est difficile d’admettre la vacuité d’entité parce qu’on remet en cause la façon même d’appréhender l’existence de sa personne.
Pour un yogacharya ou un tantrika, la tendance est d’aller au devant de ce péril égocentrique, car c’est dans un moment d’abandon (tib. Pang) que se réalise (tib. Tok) la vacuité.

Procès et procédures
En restant dans la logique des cinq agrégats avec un processus d’expériences passant en boucle de perception en réaction, les blessures sont étudiées ici en terme de « procès propulsifs » sous forme de conditionnements latents qui vont réagir aux situations par des procédures diverses : victimaire, de résilience ou encore de consilience selon la subtilité de conscience de la personne ou, comme il est coutume de dire, selon son karma.
Toutes les procédures karmiques ont pour cause l’ignorance qui, elle-même induit le voile de la discrimination mentale. Dès lors que l’esprit ne connaît pas sa nature fondamentale, co-émergence de Clarté-Vacuité, l’activité discriminante participe en toutes les expériences et sensations qui viennent à l’esprit. Dans la problématique des blessures, cette activité discriminante est particulièrement procédurière et s’articule dans le discours subconscient sous forme d’un procès cognitif en jugement quasi continuel qui se poursuit au-delà de cette vie dans le bardo post mortem.
Le procès cognitif consiste à trouver un coupable à notre souffrance.. Ce coupable n’est pas toujours l’autre. On peut parfois se désigner soi-même coupable. On peut désigner coupable également la vie, le corps, le destin, la société, Dieu, Bouddha etc… En tout cas, on ne conçoit pas que la souffrance procède de l’illusion égocentrique qui consiste à saisir une entité en sa personne.
Toutes nos discriminations s’appuient sur un code pénal qui se rédige sous l’impulsion de « l’espoir-crainte ». Cet « espoir-crainte est l’instance cogitale qui définit le code législatif de l’égocentrisme.
Quand tout va bien et que l’on se sent satisfait et que l’existence ne nous contrarie pas et répond à nos espoirs, on se fait juge de délivrer aux autres comme à soi-même, les récompenses, les promotions, les témoignages d’estime et de reconnaissance etc… Quand vient l’insatisfaction, on enquête, on suspecte. On finit par prononcer la clémence ou la sentence et rétribuer les sursis ou les sanctions etc…
Dans le cas de conflits et de blessures, le discours subconscient est une sorte de feuilleton interminable où l’on fait intervenir tantôt le procureur, partie civile et témoin à charge, tantôt l’avocat, les témoins à décharges, les pièces à convictions etc…
Dans des affaires de justice, on peut remarquer différentes réactions et propos. Certains ont une attitude vindicative, d’autres veulent comprendre ou être indemnisés, d’autres exigent qu’un coupable leur demande pardon. Toutes sont l’expression de procès latents qui passent en procédures patentes. Dans les conflits diverses procédures sont possibles. Toutes, même les plus complexes et tortueuses, ont l’espoir de retrouver la justification de son existence égocentrique. La perversité de ces procédures réside dans le fait qu’elles maintiennent l’individu dans une même logique conflictuelle.

Les cinq procédures
Je propose une association entre procès et procédures qui me semble la plus évidente, mais ce n’est là que spéculation propre à stimuler la réflexion.
1) La victimisation (injustice)
Elle vient d’une auto-complaisance et enfonce le clou de la douleur. La victimisation n’est pas directement une procédure pour se punir soi-même. En perpétuant son statut de victime, l’offensé semble détenir un pouvoir sur l’offenseur en lui refusant le droit de faire un travail de rédemption. Le blessé veut faire subir au blesseur la pire injustice qui est de se voir refuser son droit de rédemption. Le pardon est la meilleure façon de ne pas produire un processus de victimisation.
2) La diabolisation (humiliation)
En diabolisant, on se place du côté du pur. La diabolisation est une revanche sur l’humiliation et la frustration, mais elle exige une soumission et une docilité à une autorité dont on attribue une légitimité en la divinisant. Du même coup, en diabolisant, on s’assujettit au culte d’une personne ou d’une institution et on perd son intégrité.
3) La culpabilité ou redevabilité (abandon)
L’offensé maintient l’image d’une autorité devant laquelle elle se sent coupable ou redevable. Dans la culpabilité, c’est une image inquiétante et impressionnante qui renvoie à l’imagerie du Père et les attentes de per-fection. Elle entraîne la fascination, l’endoctrinement et peut justifier des actes de violence. Dans la redevabilité, c’est une autorité déifiée et rassurante qui renvoie à l’imagerie de la Mère et les attentes de mer-veilleuse. Elle entraîne la vénération inconditionnelle et le sentiment de protection.
4) La diffamation (trahison)
L’offensé peut s’être senti renvoyé à sa propre impuissance. La procédure consiste à atteindre l’intégrité et l’honneur de l’offenseur, au cœur même de sa conscience. En recherche d’appui partisan, on usera de médisance, ce qui nous plonge dans l’incommunication et le refus du dialogue et de l’analyse.
5) La vengeance (rejet)
Quand l’offensé ne se sent pas reconnu dans sa souffrance et qu’en plus l’offenseur semble n’éprouver aucun remord, la tendance vient à vouloir rendre la pareille. La vengeance nous entraîne à faire ce que nous condamnions et finalement ressembler à son offenseur.

Les cinq schémas de procès
Ici, je propose des clichés : procès, appel, soutien et sanction, qui vont se révéler dans les actions et les paroles.

1) Injustice

Procès pour une cause. Appel à un médiateur. Soutien pédagogique. Sanction par réparation.

2) Humiliation

Procès des valeurs. Appel à témoin. Soutien disciplinaire. Sanction publique.

3) Abandon

Procès de moralité. Appel à l’institution. Soutien hiérarchique. Sanction pour l’exemple.

4) Trahison

Procès d’intention. Appel à l’autorité, homme de loi. Soutien contractuel. Sanction par déshonneur.

5) Rejet

Procès d’indemnisation. Appel à la puissance, le gendarme, le bâton. Soutien de l’ordre. Sanction du bâton.

 

Méthode
Comment passer au-delà de ce processus discriminant et conflictuel des blessures ?
Du point de vue vertueux
Le pardon est un acte de confiance en la conscience même de l’être. Ne pas pardonner est un affront à cette conscience. L’offensé qui pardonne sait qu’il n’est pas de son ressort d’infliger une souffrance à qui que ce soit et sous quelque prétexte que ce soit. Le pardon renvoie à l’offenseur (perçu comme tel) sa pleine capacité et responsabilité. Le pardon de l’un facilite la rédemption de l’autre. Pardonner signifie donner de part et d’autre la capacité de faire face en son âme et conscience à nos responsabilités. En pardonnant, on place l’autre en mesure de s’élever à la conscience. Inversement, quand on fait face à ses fautes, on place le blessé en mesure de comprendre.
Du point de vue intellectuel, il est nécessaire de garder le sens de l’analyse et du discernement. On observe nos intentions fondamentales. On s’écoute en son for intérieur et on observe nos façons de percevoir la situation, les représentations et les images que cela évoque. Il est nécessaire de changer notre rapport à la souffrance et aux tourments qui nous affligent. Doukha doit être compris comme symptôme de notre illusion
Du point de vue relationnel, il s’agit d’avoir une attitude altruiste, c’est-à-dire de se mettre dans l’idée que l’autre souhaite également être heureux. Considérer les êtres comme étant fondamentalement sincères (cf. Sincérité) avec tant bien que mal d'intelligence au bonheur.Cette considération empathique est la racine d’un bien-être aussi bien pour soi que pour autrui. Il ne s’agit pas non plus de réduire l’altruisme au bien et l’ego au mal. Il s’agit d’inverser la polarité de l’expérience et du jugement en passant de l’égocentrisme à l’altruisme.
Du point de vue spirituel, il s’agit de méditer. De se recueillir et d’apaiser. Quand on arrive à l’enstase, l’esprit à même lui-même, on remarque la cessation du discours mental. En fait, on cesse le procès subconscient. Le discours se lasse de lui-même parce qu’au fond de soi notre esprit-cœur est fatigué du samsara depuis des temps sans commencement. On est fatigué, mais on n’écoute pas suffisamment le cœur de la Bodhicitta inhérente, ce trésor caché. En s’ouvrant à son cœur (sct. Citta) on s’ouvre à la nature vide d’entité (sct. Bodhi) qui a la nature de la bonté (sct. Maitri).

Complément de réflexions
L’inconscient présente la même structure que le langage, et les métaphores procédurières révèlent nos montages psychiques. Ces procès latents s’articulent dans une discrimination réductrice du genre « si tu n’es pas avec moi, tu es donc contre moi », « si je souffre c’est que tu es méchant » etc…
Le langage verbal de l’Homme ne lui est pas propre au fait d’être Homme mais d’être né du désir. La complexité et la sophistication du désir en l’Homme se reflètent dans son langage verbal. Réciproquement, la complexité et la sophistication du langage sont à l’image de la complexité et sophistication du désir.
Au commencement était le verbe, mais le verbe devint procès (2) puis discrimination et procédure. Je résume le processus cognitif en trois mots : oui mais (si) donc. Ce que décrit la Bible comme péché originel, je le conçois (cf. l’agrégat forme) comme un instantané du processus cognitif. Cela se passe en chaque moment cognitif, cogital et discursif. Au lieu de jouir en toute évidence de ce qui nous est offert, le processus de discrimination introduit un « oui mais, je veux me savoir être celui qui jouit de quelque chose en soi et si il y a objet donc je suis ». Au lieu de jouir, on choisit de désirer, espérant que les choses soient caractérisées d’un bien en soi et d’un mal en soi. Ainsi, en usant du jugement discriminant nous nous condamnons nous-même à la soif insatiable du désir et à l’ex-istence conditionnée. Introduire l’Être par une conditionnelle (si) cautionne la justification (donc) de son existence qui procède de la peur (oui mais). Se refuser à la justification relève du courage, libre de toute conditionnalité, qui fait face à la vacuité d’essence.
Les métaphores procédurières du langage spirituel sont des plus évidentes. Le reproche est souvent fait à la tradition « judéo-chrétienne » d’avoir introduit le complexe de culpabilité dans notre culture et dans nos « têtes » d’occidentaux. Ce n’est pas si simple. Les notions de péché et jugement sont souvent mal expliquées et mal comprises. C’est un mauvais procès que certains font à notre tradition biblique, faute de connaissances théologiques et ésotériques.
Les complexes sont universels et en faisant une analyse combinant histoire, sociologie, culture etc, on constate que les sociétés, occidentales comme orientales, évoluent au gré des complexes selon un rapport de force entre dominant-dominé, exploitant-exploité, gouvernant-gouverné et finalement complexant-complexé.
Certes, en Occident, la culpabilité est un complexe sociétal dominant qui a pour contrepartie vertueuse une responsabilité individuelle d’émancipation. À une certaine époque, la culpabilité au plaisir de la chair a permis d’instituer l’élite cléricale et le monachisme catholique, en sacralisant la chasteté comme étant le moyen d’expier le péché originel. La noblesse s’octroya la fonction de perpétuer un sang pur. Le puritanisme de la Bourgeoisie a permis de se distinguer du peuple dont la fonction concédée est la prolifération de masse productive.
En Orient, c’est plutôt un complexe de redevabilité (complexe jumeau de la culpabilité) qui a pour contrepartie vertueuse une responsabilité collective de participation. Ce complexe de redevabilité, en Inde par exemple, a permis d’instituer et de faire admettre la notion de caste avec l’idée d’un karma rétributif. Au Tibet, l’organisation basée sur la redevabilité à justifier une société théocratique féodale et que l’élite était immanquablement des Bodhisattvas.
Ce ne sont pas les philosophies, védiques, bouddhiques, bibliques et autres, qui sont directement génératrices de ses complexes. C’est l’usage des interprétations que les hommes en font qui est à mettre en cause. Il n’y a pas de complexes propres aux Orientaux ni aux Occidentaux. Les complexes sont universels et ils rentrent en jeu selon le contexte…

NOTES

(1) Lise Bourbeau, « Les 5 blessures qui empêchent d’être soi », Éditions E.T.C. Inc

(2) En grammaire le verbe est procès.