Concentration et lâcher prise

Enseignement de Lama Shérab Namdreul

 

 

La concentration, par sa nature même, se décide.

Le lâcher-prise, par sa nature même, ne se décide pas.

 

1) La concentration

La concentration est l’effort qui consiste à garder un même objet mental continûment à l’esprit. Dès lors que le même objet mental n’est plus continûment présent à l’esprit c’est qu’on s’est laissé distraire par un autre objet mental. Nous disposons de deux aptitudes de l’esprit pour corriger le manque de concentration : la vigilance (sct. saṃprajanya, tib. shé chin) et le rappel (sct. smṛti, tib. drèn-pa). La vigilance consiste à reconnaître la distraction puis réagir avec le rappel qui consiste à ramener à la conscience l’objet oublié.

Cette partie de la méditation est sans doute la plus fastidieuse et ingrate. Elle suscite souvent de la déception et du découragement. Dès le début il faut être très clair sur l’objectif de la méditation bouddhique parce que c’est dans ces premières difficultés qu’on va essayer de se passer d’effort en se donnant une attitude de « lâcher prise » mais sans s’en rendre compte, on va opter pour de l’hypovigilance qui donnera un semblant de bien-être qui aura pour effet de compenser sa contrariété mais au détriment de la lucidité. En fait, l’erreur est de penser que l’effort provoquerait le discours mental et qu’en s’abstenant d’effort, le discours s’estomperait de lui-même. Ce qui est fort probable mais cela viendra du fait que l’esprit sera plongé dans une léthargie mentale, un engourdissement de la conscience que l’on appelle la torpeur subtile. Ce qui produit le discours mental n’est pas l’effort mais le fait que l’on n’obtienne pas la justesse de l’effort[1]. Ensuite, si l’on a bien intégré la finalité de la méditation bouddhique qui est la lucidité et non pas le bien-être, on fera en sorte que toute contrariété à la méditation puisse être l’occasion d’en faire un objet de vipassana en s’appliquant au discernement. Quand bien même l’analyse commencerait de manière discursive, ce discours prendrait pour thème finalement la vue juste elle-même comme l’objet de concentration. Pour qui la réflexion ne posent pas de problème c’est une bonne façon d’intégrer le discours mental sur le chemin de la vision.

Effectivement, au commencement de la méditation, l’effort de concentration reste quelque peu discursif où l’on parle à soi-même avec un regard sur soi-même. Cela fait que l’objet mental reste dans le domaine de la conscience sensorielle mentale, la sixième conscience aspective (sct. vijnana, tib. nam shé). Il faut alors faire preuve à la fois de fermeté et de détente pour arriver à un effort approprié (juste) (sct. saṁyak vyāyāma, tib. yang dak paï tseul oua),  sans discours et sans auto-vérification sur soi-même. Cet effort juste conduit à l’enstase (sct. dhyana, tib. sam-tèn) en la conscience mentale[2] où l’objet se présente clairement de nature mentale. C’est une étape importante de la méditation où la conscience mentale, d’ordinaire affectée par les kléshas, va s’en trouver progressivement pacifiée et, comme l’indique le terme tibétain “sam-tèn”, parce que l’on est devenu un témoin inaffecté et stable (tib, tèn) de la nature mentale de l’objet pensé (tib. sam[3]).

C’est une disposition d’esprit idéale pour commencer à pratiquer “vipassana”, le discernement contemplatif qui consiste à reconnaître, en l’occurrence, l’apparence mentale de l’objet comme étant vide de la réalité qu’on lui impute d’ordinaire et ainsi réaliser la co-émergence “apparence/vide”.

 

2) Le lâcher-prise

La concentration procède d’une nécessité puis d’une décision de sa propre personne. Si notre concentration entraîne de la crispation ou du découragement c'est qu'on s'y prend mal. Il ne faudrait pas opter à ce moment-là pour ce tant prometteur “lâcher prise” en prétextant que l'effort serait contraire à la méditation au risque de céder à la nonchalance, la léthargie mentale et la torpeur subtile qui donne toujours une impression de bien-être.

La concentration, par sa nature même, se décide et le lâcher-prise, par sa nature même, ne se décide pas. Ce qui semble les opposer donne finalement tout son sens à ce qu’on entend par "juste". La  concentration “juste” participe du “lâcher prise” parce qu'il est une aptitude que l'on acquiert quand l'on s'en tient à l'évidence de se savoir savoir.

Dès lors qu’on se décide de se concentrer de façon continue on s’aperçoit que l’on est rapidement distrait et que le discours mental s’impose à nous. Pendant notre effort de concentration, plus ou moins approprié, la vigilance commencera par nous rendre conscient des interférences discursives qui incitent à la distraction. Il ne faut pas en être contrarié. L’effort de concentration contrarie nos habitudes psychiques avec ses conditionnements et ses schémas qui vont finalement se montrer “au grand jour”. Quand on a choisi la voie de la lucidité, il ne faut pas commencer à se plaindre de prendre conscience de ces conditionnements. Il faut persévérer par des sessions courtes mais fréquentes et régulières.

On ne peut pas décider de lâcher-prise ces interférences. C’est en affinant l’effort de concentration que ces conditionnements et ces schémas vont tombés en désuétude parce qu’ils sont adventices à la nature de l’esprit et qu’ils sont les artifices d’une fiction due à la soif et à la saisie.

Il faut pour cela que la concentration se porte exclusivement sur la Vue juste avec une résolution[4] (sct. samkalpa) sobre en lâchant toute préoccupation sur sa personne et sur son bien-être. La concentration juste entraîne l’abandon de toutes nos arrières pensées discursives et de notre attitude d'inspections et de vérifications. La concentration juste fait qu’il n’y aura plus de prise possible pour nos saisies imputatives qui finalement se dissiperont d’elles-mêmes (tib. rang dreul). 

Ce n’est pas au méditant de lâcher prise mais c’est à lui de faire en sorte que sa concentration dénuée de toute distraction fasse lâcher prise toutes ses habitudes insidieuses (tib. bag tchak). La concentration fera en sorte qu’il n’y ait plus de prise possible à la saisie imputative en générant la vue juste pour tout ce qui peut s’élever comme étant l’union d’apparence/vide. Ensuite, la soif aura de moins en moins d’emprise dans le déroulement cognitif.

La soif est un facteur mental insidieux et fourbe. Elle nous donne un espoir en escamotant toute crainte. C’est ce qu’on appelle l’espoir/crainte. C’est le principe d’auto-tromperie. La soif fait en sorte d’ignorer qu’on ignore et vivant sur une identité fictive l’on est dirigé par nos illusions et nos projections. Comme on dit familièrement « çà craint ».

Dans le processus cognitif conditionné par l’ignorance, la soif fait en sorte que « je » précède l’objet en espérant maintenir le sentiment d’une identité. Une concentration sans distraction et continue sur un même objet permet d’interrompre, ne serait-ce qu’un instant, cette ingérence de la soif et d’oublier le positionnement égocentré et identitaire du "je".

La concentration juste fait en sorte que les saisies imputatives et la soif n’aient plus d’emprise sur soi. On ressent alors le lâcher prise d’un mode de fonctionnement dont on n’en avait pas conscience. Ce lâcher prise ne se décide pas, il est la conséquence d’une concentration juste et il permet d’obtenir un espace limpide pour le discernement des co-émergences (sct. sahaja).

 

2) Sahaja

Dans le sahaja, il n’y a pas d’autre objet de concentration plus excellent que la vue de la co-émergence parce qu’elle associe un prétexte à samatha et un prétexte à vipassana et ces deux donnant l’opportunité de conjuguer leur aptitude en le premier yoga du mahamoudra que l’on nomme  « tsé tchik ».

Une fois aboutit l’union (tib. zoung djoug) de la concentration et du “lâcher prise”, le rappel (sct. smṛti, tib. drèn-pa) n'est plus aucunement nécessaire[5]. On finit par voir ce qu'on s'est donné de voir, la conscience toute ordinaire (tib. ta mèl shé pa).

 

 

 

 

 



[1] L’effort juste est l’un des huit membres du sentier octuple. Lui même sous divisé en trois : sagesse, éthique et méditation, l’effort juste est le premier membre de la méditation.

[2] La septième conscience que l’on nomme “la conscience mentale affectée de klésha”. Elle est différente et plus subtile que la conscience sensorielle mentale. Elle correspond à la psyché.

[3] Grammaticalement, le tibétain "sam" (pensé) est le futur de "sèm" (penser). Cognitivement, "pensé" est la conséquence de "penser".

[4] La résolution est l’un des huit membres du sentier octuple. Lui même sous divisé en trois : sagesse, éthique et méditation, la Vue juste et l’effort juste sont les deux membres nécessaire à la sagesse.

[5] Autrement dit ”sans rappel” (drèn-mé) si cher au yogi Saraha.