Samatha et Vipassana

 

Cet enseignement de Lama Seunam Ouangmo constitue l’Introduction au livre “Le Flambeau de la Libération” aux éditions Yogi Ling.

Samatha et Vipassana sont les deux types de méditations essentielles à tout développement spirituel : le calme mental (sct. Samatha : tib. chi.né) et la vue pénétrante (sct. Vipassana : tib. lhak.thong). Elles constituent la préparation indispensable aux méditations plus élevées telles que celles du Madhyamika, du Mahamoudra, du Maha-Ati. Ces méditations appartiennent à “l’entraînement de l’esprit” (tib. sèm.djong) dont le but est de réaliser la nature ultime de l’esprit, libre de la saisie dualiste, par opposition à “l’entraînement du mental” (lo.djong) qui vise à améliorer le fonctionnement du mental et à développer les qualités de l’esprit au niveau relatif, telles que l’amour et la compassion.

Le calme mental et la vue pénétrante sont deux formes de méditation qui se complètent et se renforcent mutuellement. La première permet de réunir toutes les conditions intérieures, telles que la concentration, favorables à la seconde. Sur la base de l’état d’apaisement mental, la vue pénétrante tend à réaliser le niveau ultime de l’esprit que l’on peut qualifier d’extrêmement simple. Donc même si dans le courant de la pratique, on met en œuvre des techniques diverses et que s’enclenche un processus d’évolution intérieure, on gardera en vue que le résultat final est la parfaite simplicité et que la pratique en cours est avant tout un exercice de simplification. On va de la complexité vers la simplicité et non l’inverse comme cela peut arriver à ceux qui se prennent au jeu des méthodes de pratique. Sèm.djong, l’entraînement de l’esprit, ne surcharge pas le mental avec de nouvelles notions, mais élague tout le superflu psychique. D’abord le calme mental élimine principalement le superflu grossier : les perturbations et les pensées. Ensuite la vue pénétrante élimine le superflu subtil : la croyance en une réalité de l’individu et des phénomènes ainsi que la saisie dualiste.

AUXILIAIRES INDISPENSABLES

Lorsque ces pratiques sont effectuées dans le cadre du Bouddhadharma, chaque séance est obligatoirement précédée par la prise de refuge et le développement de l’Esprit d’Eveil.

La prise de refuge consiste à se placer sous la protection d’instances spirituelles pleinement douées de la sagesse suprême et totalement dépourvues de la saisie égocentrique. Elles sont représentées par le Bouddha historique de l’ère actuelle, le Bouddha Sakyamouni. On place aussi sa confiance en ses enseignements, le Dharma, qui montrent sans erreur le chemin spirituel à suivre, ainsi qu’en ceux qui les pratiquent et les réalisent, la Sangha. Ces lieux de refuge sont aussi dénommés : “Les Trois Joyaux” et sont mis à notre portée en la personne du maître spirituel qui les incarne. S’en remettre à eux préserve le pratiquant des éventuels écueils qui jalonnent le chemin et surtout empêche que la méditation ne devienne un facteur de renforcement de l’ego au lieu de l’atténuer.

Développer l’Esprit d’Eveil élargit les horizons de la pratique au profit de tous les êtres vivants, en cultivant à leur égard une attitude d’harmonie et de bienveillance. Non seulement on désire obtenir la réalisation pour soi-même, mais aussi on souhaite pouvoir un jour délivrer les êtres de l’ignorance et de la souffrance pour les amener à l’état de sagesse omnisciente. Voilà la motivation la plus vaste et la plus noble car elle prend en compte tous les êtres incalculables de l’univers et leur destine la réalisation la plus élevée. Lorsque l’enthousiasme à pratiquer décline, c’est de cette finalité-là dont il faut se souvenir pour le raviver.

La dédicace qui termine obligatoirement la séance fait écho à l’Esprit d’Eveil. Elle est expliquée dans le chapitre “la vacuité dotée de l’essence de la compassion”. Cette union de la vacuité et de la compassion est le cœur des Tantras. La vacuité se réfère à la sagesse de la nature ultime. Au début celle-ci se résume à la compréhension de la nature de notre esprit et par la suite elle englobe progressivement la nature de tous les êtres et de tous les phénomènes, donnant à la réalisation définitive un caractère universel. C’est un sujet profond qui semble difficilement concevable à un débutant mais auquel il faut s’entraîner dès maintenant.

RETOUR A LA SOURCE

A notre époque, des enseignements cruciaux et très inspirants traitant des méthodes de méditation les plus élevées comme le Madhyamika, le Mahamoudra et le Maha-Ati sont largement diffusés. Cependant quand vient le moment, au cours d’une séance de pratique, d’en appliquer les instructions à son propre esprit, on ne sait par où commencer et comment avoir une méditation juste. Il semble qu’il y ait une zone inconnue et l’impression de planer dans le vague. Ce manque de certitude vient du fait que la préparation à ces méditations ultimes n’a pas été convenablement accomplie. Par contre, si par les pratiques expliquées ici, on prend connaissance de tous les contours de l’esprit et des différents instruments de méditation à notre disposition, ce sera comme avoir étudié la carte géographique de son propre esprit placé en concentration et avoir construit l’avion pour s’envoler par-delà l’intellect. On pourra alors prendre son essor dans l’espace illimité du Mahamoudra sans ressentir la fragilité due au manque de discernement.

La certitude véritable est donnée par la vision de la nature essentiellement vide de l’esprit, la vue pénétrante. Grâce à elle notre appréhension de la réalité, qui auparavant était profane, devient spirituelle. Avant cela, toutes les certitudes diverses ne sont que des convictions intellectuelles dont on se persuade intentionnellement. Elles peuvent s’avérer très utiles pour améliorer notre façon d’être, mais elles ne sont pas la certitude authentique et suffisante issue d’une méditation non-intellectuelle.

Cette certitude issue de la vue pénétrante naît dans le berceau d’une concentration sans faille, d’où la nécessité d’avoir parachevé le calme mental. C’est pourquoi les techniques d’apaisement du mental constituent le fondement de la plupart des voies spirituelles. Tout le cheminement au travers des neuf étapes du calme mental a pour objectif d’acquérir un état de concentration immuable.

DEFINIR LE POINT DE DEPART

Ce commentaire donne tous les éléments de la méditation pour y parvenir. Une fois la lecture de ce texte achevée, c’est comme si nous avions toutes les pièces d’un puzzle. Vénérable Déchoung Rinpotché nous les expose de façon systématique et claire, mais tant que nous ne les avons pas appliquées à notre esprit et vérifiées, c’est comme si elles étaient dans le désordre, car notre courant de conscience n’a pas encore été discipliné par l’expérimentation de ces instructions. Donc notre premier travail est d’observer de près chacune de ces pièces pour ensuite pouvoir les ajuster harmonieusement entre elles, de la même façon qu’on assemble les différents éléments d’un puzzle.

Les débuts dans la pratique du calme mental consistent à reconnaître à quel processus mental se réfèrent les différents éléments, tels que chacun des cinq défauts, chacun des huit antidotes, chacune des six forces et chacune des quatre attentions. Progressivement, on essaie de repérer à laquelle des neuf étapes et des cinq expériences on se situe. On identifie clairement ce que sont le rappel, la vigilance discriminante et leurs résultats : la clarté libre de torpeur subtile et la stabilité libre d’agitation subtile. Il n’est pas possible de tout identifier dès le début puisque la méditation se cantonne alors aux premières étapes. Cela se fera graduellement au cours de l’entraînement.

Les premiers pas dans la méditation sont souvent radieux et laissent un souvenir semblable à un âge d’or révolu. La découverte du monde spirituel suscite une aspiration très fraîche et vigoureuse qui soutient sans effort l’état de concentration. Ce sont les forces de l’écoute et de la réflexion qui sont à l’œuvre. Certaines personnes gaspillent le pouvoir de ces forces uniquement dans des élucubrations mentales sur la méditation, en dévorant tous les livres s’y rapportant et en courant de conférence en conférence. En cette période de grande découverte, il est avisé de s’astreindre déjà à des séances de pratique assise et d’appliquer à son propre courant de conscience ce qu’on a lu ou entendu pour en tirer une expérience vécue. Le mieux est d’avoir un guide spirituel qui nous dispense progressivement les instructions en fonction de notre évolution. Si l’on attend d’avoir fait le tour des enseignements pour se mettre à la pratique, on bénéficiera moins de la force issue de l’écoute et de la réflexion et on devra puiser en soi-même l’énergie qui soutient la méditation. Ce sera plus difficile, bien qu’à plus ou moins longue échéance, on doit apprendre à retrouver en soi-même cette aspiration fraîche et vigoureuse du début. Elle s’appelle la diligence ou l’énergie et constitue la principale des six forces. On pourrait ne s’en tenir qu’à cette seule force pour traverser les neuf étapes. C’est l’effort joyeux de s’appliquer jour après jour à la pratique, sans lassitude, toute notre vie durant. C’est pourquoi on peut aussi la nommer persévérance. Elle doit être sans cesse renouvelée et renforcée. Il existe de rares pratiquants bienheureux qui aiment tant la recherche spirituelle que tout ce qui touche à une pratique de l’esprit est une source d’énergie. Ceux-là n’ont aucune peine à maintenir cette joie fraîche et vigoureuse. Ils ne se lassent jamais et semblent aller d’inspiration en inspiration. Ce n’est malheureusement pas le cas de la plupart des pratiquants. Mais peut-être est-ce une grande chance, car ces derniers devront capter cette énergie à une source infaillible : la juste motivation de l’Esprit d’Eveil qui vient d’être expliqué ci-dessus.

Pour éviter la lassitude et faire de la méditation un moment de grande force et de grande fraîcheur, il est préférable de débuter par de courtes séances. Une méditation bien menée est une bonne habitude prise qui tendra à se reproduire. En débutant par des séances de cinq minutes, il est aisé de loger ce temps de pratique dans la trame des activités quotidiennes, tous les jours de l’année, sans en omettre un seul.

Outre ce commentaire-ci, de nombreux autres textes publiés actuellement donnent des explications simples et claires sur le calme mental et la vue pénétrante et sur la façon de les appliquer en méditation. Dans cette introduction ne seront donc relevés que quelques points essentiels utiles à ceux qui ne savent pas comment s’engager dans la pratique et aussi à ceux qui se découragent après quelques tentatives infructueuses. Voici d’abord deux points importants, préalables au calme mental. Ils ont un impact décisif pour trouver le bon placement de l’esprit. Ce sont la détermination indéfectible à rester sans distraction et la posture correcte et immobile. Ces précautions doivent être prises avec soin en début de séance.

La détermination est de penser : « Durant ces cinq minutes de pratique, à aucun instant je ne serai distrait ». Cette pensée est conçue avec une grande netteté et une fermeté inébranlable. C’est le moment où l’on place le mental sous contrôle. Avec plus d’entraînement, on constate qu’il y a une grande différence de concentration entre les séances précédées par cette détermination et celles qui ne le sont pas. Dans le premier cas on sait pourquoi on est là.

La détermination détourne l’esprit des préoccupations habituelles qui l’empêchent de se poser dans le calme. Dans les textes traditionnels, le terme “renoncement” est utilisé au lieu de détermination. Si on lit le chapitre concernant la paramita de la concentration dans les ouvrages tels que “La Marche vers l’Eveil” de Shantidéva ou “Le Joyau Ornement de la Libération” de l’Incomparable Gampopa, on remarque que la majeure partie de l’explication concerne le renoncement. C’est dire à quel point il est un facteur important pour amener la concentration !

La posture physique est prise en se conformant aux sept points décrits dans ce commentaire. S’il n’est pas possible de placer les jambes en posture vajra (pied gauche sur l’aine droite, puis pied droit sur l’aine gauche) même pendant cinq minutes, on la remplace par la posture de Bodhisattva (deux jambes au sol, jambe droite en avant) ou par une posture intermédiaire entre ces deux postures déjà citées ou encore par la posture de Maitreya (assis sur une chaise). L’important est d’avoir le dos parfaitement droit. Non seulement pour le calme mental, mais aussi pour toutes les méditations accomplies quelles qu’elles soient, la rectitude dorsale est un impératif fondamental. Ceci concerne autant les pratiquants en herbe que les pratiquants chevronnés.

Dans son livre “Mahamoudra, L’Océan de Certitude” (éditions Marpa), le IXe Karmapa, Ouangtchouk Dordjé, explique la nécessité d’avoir une posture droite et les bienfaits qui en découlent.

En voici un résumé :

« Par la rectitude du corps, les canaux subtils sont droits. Par la rectitude des canaux, les souffles subtils sont droits. Par le contrôle des canaux et des souffles, l’esprit est fixé ».

Cette citation indique clairement que le point de départ pour un bon placement de l’esprit réside dans la posture physique. Tout méditant récalcitrant à utiliser les méthodes plus subtiles pour trouver le placement juste de l’esprit devrait au moins s’en remettre à la posture.

Dans ce même texte il explique aussi que chaque aspect de la position favorise l’introduction dans le canal central des différents souffles subtils, ce qui pacifie les émotions correspondantes qui sont cause de torpeur et d’agitation : Le croisement des jambes pacifie la jalousie, la position des mains la colère, la rectitude du buste la stupidité, le menton rentré le désir et la position de la langue et celle du regard pacifient l’orgueil.

Une fois cette posture prise, on la garde immuable en s’interdisant les moindres mouvements du corps ou des yeux, pendant toute la séance. Ceci fera venir une concentration claire et stable.

MEDITATION LE LONG DU FLEUVE

Nous allons maintenant explorer le cours de ce long fleuve tranquille qu’est le cheminement du calme mental. Il suit une progression générale en cinq grandes étapes, caractérisées par cinq sortes d’expériences. Pour en avoir une claire compréhension, celles-ci sont habituellement comparées au cours d’un fleuve de sa source jusqu’à l’océan.

Sous la cascade

La première expérience s’appelle “la mobilité”. Mobilité car l’esprit est sans cesse en mouvement. On expérimente le déferlement des pensées dû à l’agitation mentale où il nous est impossible de rester stable ne serait-ce qu’une minute. On compare la force de l’expérience à celle d’une cascade tombant violemment à flan de montagne en emportant tout sur son passage, rochers, pierres, branchages etc. Avez-vous déjà offert votre dos à la douche d’une cascade ? La force de chaque goutte d’eau qui chute rend l’expérience insoutenable. De même, aussi douloureuse est la prise de conscience des pensées. On reconnaît notre état habituel. Quotidiennement, le mental est le théâtre d’un tumulte de pensées conscientes et subconscientes qui passent inaperçues. Après quelques temps d’entraînement à la méditation, ce bouillonnement apparaît plus clairement.

Certains pratiquants débutants voient aussi surgir de nombreux souvenirs oubliés comme si tous les événements passés de cette vie remontaient à la surface. Mais l’heure n’est pas à la psychothérapie et il faut s’interdire d’entrer dans ce type de recherche sur soi-même. Vénérable Kalou Rinpotché, à qui j’avais demandé s’il était nécessaire de se connaître soi-même avant de s’engager dans ce type de méditation, m’avait confirmé que c’était inutile, ces deux voies relevant de systèmes d’évolution différents. Durant cette première étape, on s’en tiendra donc en méditation à la simple instruction de maintenir l’attention sur le support choisi et d’y revenir lorsqu’on s’aperçoit qu’on l’a quitté. On essaie d’accomplir ce redressement de façon nette et posée, sans tension. Inutile de remonter le fil des pensées ou de sonder les couches de léthargie qui ont eu lieu entre-temps. Etant donné que l’agitation et la torpeur sont très grossières à ce niveau, cela demande un grand effort de vigilance discriminante pour les identifier au plus tôt après leur apparition et un grand effort de rappel pour garder l’esprit concentré ou revenir à la concentration perdue. Un effort d’attention soutenu est nécessaire ce qui peut rendre la méditation tendue et fatigante. On veille donc à rester aussi détendu que possible. Il faut aussi se garder de vouloir rendre plus évident le bouillonnement subconscient qui fait parfois surface à l’occasion d’instants de somnolence, sous forme d’images ou même de rêves. Soulever le couvercle de l’inconscient serait la porte ouverte à un débordement qui n’a aucune fin.

Comme les pensées défilent à grande allure, on trouve difficilement le bon placement de l’esprit et la juste mesure de l’attention. On a l’impression d’être encore plus perturbé qu’avant d’avoir débuté l’entraînement et d’être même en régression. Cette impression est fausse, car auparavant, il y avait trop d’opacité et de tumulte pour reconnaître les défauts. Maintenant après quelques temps de pratique un peu d’apaisement et de clarté se sont développés, ce qui permet de voir plus clairement ce qui était déjà présent auparavant, mais non-reconnu. Aussi ne faut-il pas délaisser la pratique. La plupart des débutants qui ont goûté un peu à cette expérience se découragent et n’arrivent jamais à l’étape suivante.

Au cours de cette étape il est malaisé de discerner dans l’effervescence mentale ce qui est une qualité et ce qui est un défaut, de même qu’il est difficile de distinguer la couleur claire ou foncée d’un caillou emporté dans une cascade, à cause de la vitesse de sa chute. Grâce à la persévérance, la rapidité du train des pensées va se ralentir un peu ; on arrive à la deuxième étape.

Dans le torrent

La seconde étape s’appelle “l’obtention” car on obtient pour la première fois des moments d’absence de pensées. La cascade aborde une pente moins escarpée et devient un torrent tumultueux qui se fraye un chemin au travers de gorges resserrées. L’impétuosité du courant s’est un peu adoucie, mais reste encore très marquée. Durant cette deuxième expérience les pensées commencent à se mettre au repos. L’habitude à se concentrer s’étant renforcée, les pensées défilent à une allure plus modérée qu’auparavant. Toutefois leur vitesse est encore assez soutenue. De temps à autre, elles ralentissent nettement, s’arrêtent puis redémarrent vivement. Parfois s’élèvent des expériences de clarté, parfois de félicité et parfois de non-pensée. De même qu’on peut voir clairement les pierres blanches et noires qui tapissent le fond d’un torrent, on commence à distinguer avec précision ce qui est vertueux de ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire ce qui est favorable au calme mental et ce qui va à son encontre.

On prend conscience que les pensées affaiblissent le tonus mental et on est moins enclin à les suivre et à les nourrir par l’intérêt qu’on y porte. On aspire au repos du mental. Cette fatigue due aux pensées est en fait l’état habituel de toute personne qui ne médite pas. Elle est la cause du manque de clarté qui accompagne un esprit ordinaire et le maintient dans l’ignorance. L’état de veille habituel n’est pas un état de clarté, il est enveloppé d’un halo de torpeur due à la fatigue toujours présente.

Au fur et à mesure de la diminution des défauts et de l’accroissement de qualités comme la clarté, la stabilité et la concentration, le torrent impétueux se transforme en une rivière plus tranquille qui s’achemine vers le fleuve. La lutte entre les défauts et les antidotes s’estompe. Durant ces deux premières étapes, méditer était comme partir en guerre. Deux armées, celle des qualités partisanes de la méditation et celle des défauts partisans de l’ignorance et de la paresse, faisaient chacune de leur côté leurs préparatifs pour se battre et lorsqu’elles se rencontraient, se produisait un déluge d’armes et de bombes. Méditer était une tâche laborieuse et ingrate. Avec un effort persévérant, l’une des armées, celle de la vertu, est finalement victorieuse et la guerre est terminée. Tout s’apaise. On arrive à l’étape suivante.

Le long fleuve tranquille

La troisième étape s’appelle “l’habitude”, car on est mieux familiarisé avec les antidotes aux défauts et avec les qualités de la méditation. Ces dernières devenant plus stabilisées demandent moins d’effort pour être maintenues. Dans ce texte, Déchoung Rinpotché compare l’expérience au “confluent de trois fleuves”. Ici, le confluent est un carrefour où les eaux de trois rivières se rassemblent. Quand les courants différents se mélangent, cela provoque des remous à cet endroit. Mais ensuite les eaux réunies couleront beaucoup moins vite que lorsqu’elles étaient des rivières distinctes. De même les pensées grossières qui surgissent dans l’esprit peuvent être résumées aux trois perturbations principales : la stupidité, le désir et la colère. Ce sont les trois rivières. Au fur et à mesure que l’esprit se clarifie grâce à la pratique on reconnaît de mieux en mieux que ces trois perturbations s’induisent les unes les autres et se succèdent sans interruption. Notre esprit est pris dans leurs cycles sans fin qui l’affaiblissent. Ayant remarqué cela, on aspire à ne plus y être soumis.

Avec un peu plus de pratique, l’esprit étant plus apaisé, l’expérience ressentie est comparée au courant d’un large fleuve circulant lentement dans son lit d’alluvions. Vu de loin on a l’impression que le fleuve est immobile. De même le courant de conscience semble figé dans une concentration stable. Mais lorsqu’on s’approche d’un fleuve et qu’on regarde de près ses eaux, on constate qu’il coule doucement. De même dans l’esprit apaisé, subsiste un certain mouvement. Les pensées se suivent lentement l’une après l’autre, puis apparaît un laps de temps sans aucune pensée, puis elles repartent doucement. Elles ont moins de force et sont plus subtiles. Il faut rendre la conscience plus vigoureuse et alerte pour combattre les défauts de la torpeur et de l’agitation dans leurs niveaux grossiers (le fleuve à ses débuts), puis subtils (le fleuve à l’approche de l’estuaire).

La suppression de la torpeur et de l’agitation grossières marque un tournant décisif. C’est l’accession à la cinquième des neuf étapes (ou moyens) du calme mental appelée la maîtrise. A partir de ce moment-là, il y a moins d’effort à faire et on est certain de pouvoir arriver au terme du cheminement si l’on maintient l’entraînement quotidien. Au fur et à mesure que les défauts continuent à diminuer, les expériences de clarté, félicité et non-pensée s’élèvent et se stabilisent. Alors méditer ne présente plus de difficulté. Non seulement le calme mental, mais aussi toutes les autres formes de méditations, telles que la vue pénétrante, les phases de développement et d’achèvement deviennent plus faciles, plus claires et plus stables.

Avec les vagues

La quatrième étape s’appelle la “stabilité”, car le courant des pensées a presque totalement cessé. Cette expérience est comparée à un océan avec des vagues. De même que la masse profonde des eaux de l’océan est libre de courants internes et immobile, l’ensemble de la conscience est unifié dans la concentration. Occasionnellement surgit une pensée mais elle n’a pas de force et ne peut s’imposer. Les traces de torpeur et d’agitation subtiles ne nuisent plus à l’immuabilité qui est maintenant profondément instaurée. De la même façon les vagues qui se produisent à la surface de l’océan n’ont pas le pouvoir de l’affecter. Ainsi dans l’esprit apaisé en profondeur les perturbations subtiles ne peuvent plus déranger la concentration.

Dans l’étape précédente on commençait à voir la méditation entrer dans les rêves nocturnes et durant cette étape-ci la méditation se poursuit avec stabilité dans les rêves et le sommeil. On arrive à un moment où méditer est aisé car il n’y a plus d’effort à faire. L’enthousiasme, l’aspiration joyeuse et la vigilance se maintiennent sans aucun effort. On est bien loin de la somme d’énergie qu’il a fallu mettre en œuvre pour mater le courant du mental au tout début. Plus de défaut, plus de lutte, donc plus rien à faire. Les expériences de non-pensée, de clarté et de félicité s’affinent et se stabilisent et rejoindront l’état d’immuabilité à l’étape suivante, la dernière.

L’océan et la montagne

La cinquième étape est appelée “le parachèvement” pour signifier qu’on est arrivé au résultat final du calme mental. L’expérience est comparée à un océan sans vague ou bien à la montagne axiale, car l’esprit est maintenant parfaitement apaisé. Toutes les moindres pensées conscientes et inconscientes ayant été totalement éliminées, s’est instauré un état immuable en surface et en profondeur, comme un océan dépourvu de vagues et de courants intérieurs. La surface parfaitement plane et la limpidité des eaux renvoient l’image précise de tout objet qui s’y reflète. De même l’état de concentration immuable et clair peut maintenant servir de miroir exact à la nature de l’esprit.

Du début jusqu’à la fin de la méditation cet état immuable se maintient de lui-même sans effort.

L’exemple de la montagne axiale souligne cette même immuabilité, car cette montagne ne peut être détruite par aucun élément. Quelle que soit la méditation qu’on accomplisse, elle se maintient continuellement jour et nuit.

L’esprit est devenu l’instrument parfaitement approprié pour toutes les formes de méditation. Le résultat final du calme mental est parachevé en l’état de parfait assouplissement. Cependant cela n’est aucunement une réalisation de l’esprit. Le moment est venu, si cela n’a pas déjà été entrepris, de s’appliquer à la vue pénétrante au travers de la concentration inébranlable.

Lorsque le grand yogi Milarépa prit la ferme décision de renoncer au monde et de pratiquer en retraite jusqu’à l’obtention de l’éveil, il chanta cette “Prière de promesses solennelles”, dans laquelle il attire l’attention sur la nécessité de cultiver la vue pénétrante, sans s’attarder au calme mental :

« Lignée des Fils du Seigneur Naropa, vous transmettez la voie de la libération.
Bénissez ce mendiant de s’en tenir aux ermitages de montagnes !
Sans se divertir avec le démon des distractions mondaines,
Puisse se développer la concentration de l’absorption méditative !
Sans s’attacher à l’étang du calme intérieur,
Puisse naître la fleur de la vue pénétrante !
Sans se précipiter dans le bouillonnement des concepts,
Puissent s’étendre les frondaisons de la simplicité !
Sans que n’advienne d’ambivalence dans ma retraite,
Puisse mûrir le fruit des expériences et réalisations !
Les familles démoniaques ne pouvant plus s’interposer,
Puisse la certitude affermir mon esprit !…
…Seigneur plein de compassion, vous êtes en essence Akshobya (l’Inébranlable),
Bénissez ce mendiant afin qu'il conquiert les solitudes des montagnes ! »

 

CONSULTATION ET TRAITEMENT

La vue pénétrante comporte deux formes d’analyse, l’une est un examen intellectuel et l’autre est une observation directe en méditation.

La part de l’esprit soumise à l’erreur est comparable à un patient atteint d’une maladie de terrain : la saisie dualiste et la croyance en une réalité. La part de l’esprit qui cherche la vérité est comparable à un médecin acupuncteur. Lorsqu’on entreprend la méditation de la vue pénétrante, on s’engage en premier lieu dans une investigation intellectuelle sur les deux “soi”, les deux absences de “soi” etc. Cette approche intellectuelle coupe la saisie la plus grossière d’une réalité. C’est comme consulter le médecin. Il soumet d’abord son patient à un interrogatoire oral et examine ses pouls pour diagnostiquer précisément le mal et déterminer la méthode de guérison.

De ce premier examen découlent des conclusions qui indiquent la connaissance (la vue) à développer. On les applique ensuite en méditation car la seule compréhension intellectuelle, même juste, n’est pas suffisante pour déraciner la saisie dualiste. De même qu’un acupuncteur prend ses aiguilles et commence à chercher le point à piquer sur le corps du patient, le méditant s’empare des certitudes intellectuelles acquises sur la “vue” et s’exerce à les vérifier dans son esprit établi en concentration. Lorsqu’il s’agit de méditer la “vue”, on choisit de préférence les techniques qui touchent directement à l’esprit. Pour commencer, on laisse de côté les méditations qui se rapportent à la nature des phénomènes et des objets saisis extérieurement et on se concentre sur la nature des pensées, de celui qui les saisit (l’esprit) et de la saisie elle-même.

D’abord on n’a pas d’assurance en cette méditation, comme un acupuncteur inexpert dont les doigts tâtonnent avant de trouver le point juste. Parfois il tombe dessus et parfois il pique un peu à côté, ce qui est moins efficace. De même, la pratique ne semble pas toucher au point essentiel de l’esprit.

Avec l’entraînement, lorsque le méditant a acquis une bonne connaissance de la manière d’établir son regard intérieur en la “vue”, il est comparable à un acupuncteur sensible dont les doigts fonctionnent comme des radars et dénichent aisément le point. On obtient la “vue” de la méditation, qui amène une certitude sur la nature de l’esprit.

Lorsque cela a été vu clairement en concentration profonde (calme mental), on continue à maintenir cette méditation de manière à réitérer ces moments de reconnaissance, aussi longtemps que nécessaire pour stabiliser la “vue” . De même l’acupuncteur n’ôte pas aussitôt l’aiguille après l’avoir plantée. Il la laisse agir un certain temps et demande même à son patient de revenir pour plusieurs séances consécutives, jusqu’à ce que la maladie soit complètement éliminée. On continuera donc à pratiquer quotidiennement jusqu’à ce que surgisse la sagesse de l’état naturel. C’est la guérison.

Il est nécessaire de joindre la concentration à la “vue” pour obtenir un résultat valable. Cette union est mise en évidence par Djamgueun Kongtrul Lodreu Tayè dans un chant spontané intitulé “Aperçus de la certitude quant à la vue et la méditation de l’incomparable lignée Dakpo-Kagyu” :

«...Rester naturellement placé en méditation est le calme mental.
Voir le sens qui ne peut être vu est la vue pénétrante.
Lors de la stabilité, du mouvement et de la connaissance,
Ces deux ne sont jamais dissociés : c’est l’union...»

Maintenant, pour que cela ne reste pas seulement une compréhension intellectuelle, développons l’expérience concrète de la méditation : restons cinq minutes, immobiles et déterminés.

Ce semblant d’introduction au commentaire qui va suivre m’a été demandé par mon ami du Dharma Neldjorpa Shérab Namdreul à l’occasion de cette publication. Puisse cela encourager les paresseux comme moi à un minimum de pratique régulière.